Sur les Gilets jaunes

Gilets Jaunes : un mouvement antipolitique ou la réinvention d’un nous ?

Article paru dans Philosophie Magazine, n°129, février 2019.

La France péri-urbaine, pavillonnaire, cliente des centres commerciaux, celle qui travaille dur et gagne peu, celle qui n’est pas assez pauvre pour intéresser les plans pauvreté et qui n’est pas assez riche pour s’en sortir avec dignité, celle qui n’a jamais défilé avec les fonctionnaires ou la manif pour tous, décida un jour d’exprimer sa colère contre la taxation du diesel en bloquant les carrefours et en occupant les ronds-points. La droite applaudit : révolte fiscale, dit-elle. La gauche suivit : justice sociale, affirma-t-elle. L’extrême droite y vit le réveil des « petits blancs » abandonnés par la mondialisation. L’extrême gauche diagnostiqua l’insurrection qui vient. Et tous se mêlèrent au mouvement en soufflant sur les braises. Tous avaient pour cela de bonnes raisons puisque les « revendications » étaient mouvantes et contradictoires : plus d’Etat, moins d’Etat ; plus de dialogue, pas de dialogue, etc. Tous se trompaient cependant parce que la nature profonde de ce « mouvement », liée à l’époque, leur échappait. Il est anti-politique – il est animé par l’empire des « droits subjectifs » sans limite ni mesure. Il est anti-collectiviste – c’est une révolte classiste sans conscience de classe et hors du cadre de la production. Il est anti-hiérarchique – il dépend des réseaux sociaux et de leur fausse horizontalité « égalitariste » (discours de haine, théories complotistes,fake news, etc.)

Que faut-il craindre ? Qu’il se structure ? Etant donné sa nature anti-politique, ce ne pourrait être qu’autour d’une figure télévisuelle charismatique, comme en Italie, ce que faillit être Cyril Hanouna au début du mouvement. L’idée d’un mouvement « Cinq étoiles » à la française a fait long feu. Qu’il finisse par s’épuiser ? Il pourrait bien alors n’être que le premier d’une série de révoltes individualistes, hors de tout cadre institutionnel, social ou politique, fomentées par la seule puissance des réseaux sociaux. On entrerait alors dans une période de guerre civile froide, caractérisée par une exacerbation des passions anti-démocratiques au nom d’une exigence de « toujours plus de démocratie » (sous-entendu : qu’on m’entende, moi !), un « sauve-qui-peut-chacun-pour-soi-tout-de suite », un trumpisme « à la française » alimenté par le raidissement des classes dominantes, l’inéluctable retrait des services publics (puisque la social-démocratie a été laminée), l’accélération du démantèlement de l’Union européenne, une aggravation des crises écologiques, en somme l’achèvement du mouvement anti-Lumières : le rêve de Bannon ou de Zemmour.

Que pourrait-on en espérer ? Une vraie sortie par le haut supposerait une sortie du cadre national pour réclamer une justice fiscale et une lutte contre les politiques néolibérales à l’échelle européenne. Sa nature franco-française l’en empêche.

Alors, le seul espoir est que sa forme finisse par contredire sa nature. Il faut en effet prendre aux mots ceux qui, à chaque étape, quelles que soient les « victoires » obtenues, répètent : « on continuera jusqu’au bout ». Quel bout ? Le bout, pour eux, ce n’est pas quelque nouvelle concession du « pouvoir »… on sent bien qu’ils ne s’en satisferont jamais. Le bout qu’ils entrevoient, n’est-ce pas justement le sans-bout ? N’est-ce pas de pouvoir continuer à vivre ce qu’ils vivent ensemble, à chaque carrefour, sur chaque rond-point, pour la première fois et à leur grande surprise ? Ce qu’ils découvrent, au fond, ce qu’ils réinventent, ce sont ces sentiments dont leur mode de vie les a préservés : la solidarité, la fraternité, la chaleur du collectif. Allons plus loin. Ne pourrait-on pas espérer qu’ils fassent de cette réinvention d’un nous inattendu la source d’une « auto-institution de la société », à l’encontre même de la nature de leur lutte ? Ils découvriraient par exemple qu’ils pourraient se co-voiturer (double gain !), faire leurs courses collectivement pour obtenir des ristournes, s’entraider entre pavillons voisins, défendre ici un dispensaire menacée, faire rouvrir là une école primaire grâce à une institutrice à la retraite bénévole, etc. L’imaginaire est sans limite dès lors qu’il accepte d’être collectif. Et la démocratie commence à la base – et non dans les illusions de référendums à répétition.

Echange avec Tristan Garcia sur les gilets jaunes

Texte écrit le 7 décembre 2018, publié sur AOC.media le 18 décembre 2018 puis dans « Gilets jaunes; Hypothèses sur un mouvement », ed. La Découverte, 2019.

Tristan Garcia et Francis Wolff: Échange de mails sur: Les « Gilets jaunes », et après?

Francis Wolff à Tristan Garcia : – J’espère que tu vas bien. Personnellement, je suis déprimé par les événements politiques (le « mouvement dit des « Gilets jaunes »), dont je ne vois guère ce qui peut résulter de positif. Je suppose que tu ne réagis pas comme moi.

Tristan Garcia à Francis Wolff   – Je suis plus indécis que toi: il n’en ressortira certainement rien de très bon, mais le mouvement, dans toute son ambiguïté, me semble aussi excitant: après des décennies de lutte réservée soit aux fonctionnaires, soit aux étudiants, soit aux « racisés » de banlieue, soit aux minorités sexuelles, un groupe qui nous semblait informe devient peut-être conscient de lui-même: la classe moyenne blanche appauvrie, périurbaine… Je ne sais pas ce que ça donnera, mais on se plaignait tellement que seules « l’espèce » (je pense aux mouvements animalistes abolitionnistes), la « race », le « genre » soient encore des catégories politiques, que le simple fait de revoir des revendications de classe, parfois bien étayées (le rétablissement de l’ISF), est tout de même porteur d’espoir. Bien sûr, cela se fait à la manière du début du XXIe siècle: après la désyndicalisation complète (l’échec de la grève à la SNCF aura marqué la mort du syndicalisme français, je le crains), par agglomération erratique, au gré des réseaux sociaux, sans culture politique telle qu’on la connaissait au XXe siècle (A.G., mandats, représentants, etc.). Prions en tout cas pour ne pas récolter à la fin Cinq Etoiles ou Bolsonaro, bien sûr.

FW à TG : – Je suis d’accord avec toi, c’est un mouvement inédit parce que c’est un mouvement social et même classiste (les « petits blancs » pauvres périurbains). Je disais seulement : « je ne vois pas ce qui peut en résulter de positif ».

Il y a en effet deux manières de l’évaluer: du point de vue des principes (causes, motifs, etc.) ou du point de vue des conséquences (effets, résultats, etc.).

Du point de vue des principes, le mouvement est ambigu: d’un côté il y a une composante « de gauche » (contre les inégalités sociales et territoriales, contre le déficit démocratique, pour la solidarité dans les luttes) et une composante « de droite » (révolte anti-fiscale, anti-élites, anti-écolo, etc.). Tantôt l’un domine, tantôt l’autre, ce qui d’ailleurs, en termes sociologiques, est significatif de l’ambiguïté de sa composition sociale (petits employés d’un côté, petits patrons de l’autre). On se sent solidaire de gens qui souffrent et on admire forcément ceux qui osent lutter – mais le mouvement est, au mieux, naïf, en fait contradictoire (plus d’Etat d’un côté, moins d’Etat d’un autre côté) et au pire souvent tyrannique. En somme: c’est du pré-marxisme (une révolte de classes sans conscience de classe et hors du cadre de la production) à l’heure des réseaux sociaux hyper-individualistes et de leur fausse horizontalité « égalitariste » : discours de haine, montée aux extrêmes, théories complotistes,fake news, etc.

Du point de vue des conséquences, le mouvement ne peut pas ne pas être négatif, à cause de sa dimension non seulement apolitique ou a-syndicale, mais plus gravement anti-politique.

Ce sont les mêmes classes sociales, qui, pour les mêmes motifs, ont voté pour le Brexit (« ral’bol des élites hors sol ») et en Italie pour le Mouvement « Cinq étoiles ». En France, comme d’habitude, cela se manifeste dans les rues et par le blocage.

Première hypothèse: le mouvement parvient à se structurer. Mais étant donné son anti-politisme, il ne peut le faire que comme en Italie: un leader démagogique émerge, par exemple une vedette du show-biz ou un clown. C’est ce qui a failli se passer avec Cyril Hanouna il y a deux semaines. Il ne nous resterait donc que le face à face Le Pen-Hanouna. Catastrophe !

Deuxième hypothèse: il ne parvient pas à se structurer. Il n’a d’autre solution que de se dissoudre dans l’idéologie populiste du R.N. (qui, rappelons-le, est à 20%), pour l’instant habilement en retrait mais bien en embuscade (puisque c’est justement les classes sociales qu’il vise depuis son tournant idéologique « anti-libéral ») – au contraire de Ruffin, absolument pathétique dans ses assauts de surenchère démagogique, comme s’il avait derrière lui un PC à 20% ! Je note aussi que les groupes para-militaires de l’ultra-droite se joignent, désormais pour la première fois, aux zadistes et aux black-block pour attaquer la police en vue d’instaurer un climat insurrectionnel. Cela ne sent pas bon.

Troisième hypothèse (compatible avec la précédente): le mouvement pourrit. On risque alors d’entrer dans une période de guerre civile froide. Comme il n’y a pas d’alternative politique crédible (ni parti, ni syndicat, etc.: la classe ouvrière est laissée à elle-même), et comme nous vivons à l’heure des « droits subjectifs » sans limite ni mesure, cela ne peut qu’exciter les passions anti-démocratiques, un « sauve-qui-peut-chacun-pour-soi », un trumpisme ou un bolsonarisme rampants « à la française », alimentés par le raidissement autoritaire des classes dominantes menacées ainsi que par l’inéluctable retrait de l’Etat et des services publics (puisque la social-démocratie a été laminée), un repli xénophobe comme presque partout (même en Espagne, désormais !), une dislocation de l’Union européenne (déjà bien mal en point avec le Brexit, l’Italie, la Hongrie, la Pologne, etc.) face aux Etats-Unis de Trump, à la Russie de Poutine et à la Chine de Xi Jinping, qui n’attendent que cela, une aggravation des crises écologiques, en somme l’achèvement du mouvement anti-Lumières : le rêve de Bannon ou de Zemmour. J’arrête là ma liste désespérée mais je pourrais continuer. J’attends tes lumières pour me redonner une lueur d’espoir car je ne suis pas sûr que tes « prières » suffisent.

TG à FW : Ton analyse est impitoyable, mais juste. Ma seule réserve tient à ce que je ne suis plus sûr qu’on puisse analyser ces mouvements comme on le faisait, notamment en s’interrogeant sur leurs débouchés politiques – en tout cas électoraux. La seule certitude de ce point de vue, à mon avis, est que cela scelle la mort politique de Macron, qui en unissant les classes supérieures de (centre-)gauche et de droite derrière lui a uni les classes moyennes basses de gauche et de droite contre lui. Il ne retrouvera jamais sa martingale, la formule magique de son élection, et pourra prétendre à 10% aux élections, certainement, pas plus.

Quant à ceux qui sortiront vainqueurs des prochaines élections, peut-être une alliance de la droite et du Rassemblement National, je me dis qu’ils gagneront de toute manière soit ces élections, soit les prochaines: électoralement, c’est fichu. Je ne crois même pas que les Gilets Jaunes précipiteront ce processus: il était écrit depuis longtemps, depuis Sarkozy, peut-être depuis le second tour de 2002.

Mieux vaut regarder où il y a à gagner de ces mouvements. Il me semble qu’on assiste depuis quelques années à des expériences politiques qui ne construisent rien, ni parti, ni projet, ni programme, comme on avait l’habitude de le réclamer, mais qui réapprennent aux individus à faire de la politique. C’est une sortie de la lente dépolitisation, depuis les années 80. Les ZAD, les black blocks, Cortège de tête, les Indigènes, Adama ou le comité Rosa Parks (pour parler de ce que je connais!), mais aussi, dans l’autre camp, la Manif pour tous, les Veilleurs, etc.: ce sont des mouvements qui rendent des groupes conscients de leur existence, qui permettent de tester l’existence d’un corps politique, de sa cohérence, de sa solidarité – même s’il n’a pas d’esprit, pas de programme, pas d’intention claire qui permettrait de transformer l’expérience politique concrète en projet politique. Ce sont d’abord des réactions, qui proviennent de l’impression que les forces adverses sont progressé, et qui, à l’occasion d’un événement déclencheur, rassemblent des individus qui ne savaient plus à quelle classe ils appartenaient, ou qui le savaient abstraitement.

Bien sûr, c’est en grande partie mensonger (comme toujours la conscience de classe), puisque cela met ensemble des petits patrons, des autoentrepreneurs, des ouvriers, des intérimaires, des fonctionnaires, mais cela dégage une caractéristique commune, un ou plusieurs intérêts communs, et ça réapprend à être ensemble, à prendre conscience de ce à quoi l’on appartient, à défendre des intérêts, à aller sur le terrain, à tenir tête à ceux qui les attaquent, etc. Je suis d’accord, c’est presque archaïque – mais c’est le préalable pour retrouver un jour des projets politiques qui ne soient pas de simples souhaits, des vœux pieux, même intéressants, comme ceux de Raphaël Glucksmann, par exemple.

Je crois qu’il faut y voir des expériences politiques fondatrices de conscience commune. Deux solutions dès lors: si l’on est (très) pessimiste, c’est le début de l’organisation de camps dans une sorte de guerre civile larvée, dont tu parles; si l’on est (très) optimiste, c’est le retour du politique, de l’affrontement entre des groupes qui incarnent et défendent des idées de ce que doit devenir la société. Comme on assiste ces derniers jours à des efforts de convergence avec les lycéens, les étudiants, des associations de « racisés », certains syndiqués de la base, peut-être même certains syndicats policiers!, et même si c’est désordonné (mais quel mouvement populaire ne l’est pas?), je penche pour la seconde option. Et il ne tient qu’à nous de rejoindre le mouvement, d’essayer de lui donner un tour progressiste, sinon révolutionnaire, et de ne pas l’abandonner aux forces qui nous révulsent ou nous font peur…

FW à TG : – Sur ce dernier point je ne partage pas ton (relatif) optimiste. « Il ne tient qu’à nous », dis-tu… Qui est ce « nous » ? Le problème, c’est que justement, je crois ce mouvement incapable structurellement de créer du nous. Il a beau se sentir porté par la solidarité, mais ce n’est pas une vraie solidarité, encore moins une conscience de classe, seulement une addition d’individualités créée illusoirement par les réseaux sociaux. Peut-être y a-t-il un nous qui se cherche, mais ce n’est pour l’instant que celui du ressentiment, ce qui ne porte guère à l’espérance « progressiste ». Je comptais sur toi pour me sortir de mon pessimisme, mais à te lire, je ne suis guère moins désespéré. Au moins, cela m’a fait du bien d’avoir pu discuter de la situation avec toi. Malgré nos divergences, je me sens moins seul.

 

Nature et culture du sexe

Nature et culture du sexe

Article paru dans AOC.media du 1er février 2018

Depuis les débuts de ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Weinstein », les hommes ont plutôt tendance à se taire. En un sens, ils ont raison : la plupart des femmes se sont reconnues dans le mouvement #MeToo mais la plupart des hommes ne se reconnaissent dans aucun « porc ». Pourtant, c’est bien aussi d’eux (de nous) qu’il est question. Il y va à la fois de la libération des femmes et de la sexualité des hommes. Les deux problématiques se mêlent et il est difficile de les séparer tant la réalité est enchevêtrée. Il faut pourtant tenter de le faire car on gagne toujours à distinguer ce qui est confus.

D’un côté, il y a ce formidable mouvement d’insurrection spontanée des femmes contre toutes les formes de violence sexuelles : les crimes (les féminicides, les viols) et les délits (agressions, harcèlements) reconnus par la loi mais trop rarement condamnés par les tribunaux, aussi bien que les petites vexations quotidiennes qui échappent au filtre de la loi pénale. Ce mouvement est inédit par sa durée et par son ampleur. Il l’est aussi par le concentré des luttes qu’il représente.

C’est d’abord une révolte contre l’injustice. Elle est le pire des maux parce que la souffrance de la victime n’est pas compensée par le châtiment d’un coupable. Double peine. Une de ses représentations les plus universelles, c’est celle du salaud prospère, qu’incarne si bien le premier protagoniste de « l’affaire », à l’image de tant de puissants de par le monde qui jouissent à la fois d’une capacité indéfinie de nuire et du pouvoir illimité d’étouffer leurs forfaits. Voir une de ces canailles tomber est toujours une joie bénigne pour les amoureux de la justice. Et c’est faire un mauvais procès au mouvement que de parler de « victimisation ». Le fait que des victimes puissent exprimer leur souffrance marque toujours un progrès. Et il faut se réjouir que les évolutions récentes des procédures pénales permettent désormais aux tribunaux d’être des lieux où se manifeste non seulement la toute-puissance répressive de la loi sociale mais la voix des victimes. C’est d’ailleurs une des raisons d’être des juridictions de justice transitionnelle.

C’est ensuite une lutte émancipatrice pour la liberté l’expression. Car les victimes d’agression outre qu’elles ne portent généralement pas plainte, sont souvent condamnées au silence voire à la honte, en une forme de négationnisme d’autant plus violent qu’il est parfois imposé par d’autres femmes. Triple peine.

C’est enfin un combat pour l’égalité : pour les femmes, le droit, égal à celui des hommes, de sortir vêtues comme elles veulent, de se promener où elles veulent, de prendre les moyens de transport qu’elles veulent, sans se faire harceler, invectiver ou peloter ; en somme le droit de conquérir un espace public toujours réservé aux hommes, même dans les grandes métropoles occidentales contemporaines qui sont pourtant les lieux publics les plus accueillants aux femmes de toute l’histoire.

Cette triple révolte internationale d’anonymes est relayée et amplifiée par des militantes qui lui donnent une forme et un sens. Il s’agit pour elles de lutter contre le patriarcat ou la domination masculine qui, notent-elles à juste titre, s’inscrit toujours dans des institutions sociales historiquement variables. Les deux exigences ordinaires du militantisme sont le constructivisme et le volontarisme : on doit lutter contre toutes les formes politiques et sociales de domination en tant qu’elles sont socialement construites – donc contingentes et arbitraires – et il est possible de le faire parce qu’on ne peut déconstruire que ce qui a été construit. Il est vrai que les dominations s’abritent souvent sous le manteau de la « nature » : il y a des maîtres et des esclaves par nature, les Noirs sont naturellement inférieurs, les Indiens sont arriérés, etc. C’est aussi l’argument qui a généralement servi à justifier la soumission des femmes. Comme toute lutte politique, le mouvement d’émancipation des femmes est donc légitimement culturaliste (anti-naturaliste).

Pourtant, réduire ainsi « l’affaire » serait inexact. Car il ne s’agit pas seulement d’émancipation des femmes, il s’agit aussi de sexualité. Cette question n’a guère été abordée que par le biais des revendications libertaires (contre toutes les formes de censure, contre le puritanisme d’un certain féminisme, etc.) qui inspiraient, là aussi légitimement, le fameux Collectif des cent femmes. Quoi qu’il en soit, cela n’épuise pas la question de la sexualité posée par « l’affaire Weinstein ».

On en aurait d’abord pour preuve le fait que nombre de ceux qui dénoncent leur agresseur (Kevin Spacey, Bruce Weber, Mario Testino, etc.) sont des hommes. Certes, il y en a moins que de femmes, non pas parce que les femmes sont plus destinées à être des proies, mais parce que l’hétérosexualité est plus répandue que l’homosexualité chez les prédateurs – et chez les hommes en général. Il en irait de même si l’on examinait la proportion de petits garçons abusés par rapport aux petites filles. Ou encore si l’on se penchait sans préventions culturalistes sur la prostitution : les clients sont toujours des hommes, les prostitués sont généralement des femmes et parfois des hommes – preuve qu’on ne résoudra rien par des politiques prohibitionnistes, qui ne font que renforcer le pouvoir des trafiquants d’êtres humains, sans protéger les prostitué(e)s. Solution moraliste et hypocrite. Jadis on parlait de « misère sexuelle » pour les agriculteurs isolés ou les jeunes immigrés célibataires, mais cette notion est devenue taboue même lorsqu’il est question de l’accompagnement sexuel des handicapés, aujourd’hui interdite en France ! (Il semble que les femmes isolées souffrent davantage de « misère affective », ce qui n’est ni mieux ni moins bien.) Et ainsi de suite pour toutes les manifestations singulières de la sexualité masculine, laquelle peut se satisfaire (si l’on peut dire) de la prostitution, ou prendre parfois des formes pathologiques (« pédophilie ») et violentes (agressions) dans toutes les sociétés connues depuis le paléolithique. Preuve qu’il y a bien un « problème » avec la nature de la sexualité, notamment masculine, comme on le sait depuis Platon. Mais dès qu’on aborde la question sous l’angle de la nature de la sexualité, les militantes s’insurgent contre ce retour du biologisme : elles estiment qu’il ne faut pas « naturaliser » les problèmes de domination (en quoi elles ont raison, même si les formules « à la Bourdieu » dont elles usent s’appuient sur une sociologie qui n’a pas le monopole du social), ni ceux liés à la sexualité, en quoi elles ont en partie tort pour deux types de raison, empiriques et théoriques.

Il y a au fond de ce raisonnement plusieurs confusions théoriques classiques. D’abord, en creux, le fameux « sophisme naturaliste ». Ce n’est pas parce qu’un phénomène est « naturel » qu’il est bon. On ne peut pas inférer ce qui doit être de ce qui est. Au contraire, une bonne partie des conquêtes libératrices se sont faites contre ce qui était bel et bien naturel, et non pas seulement contre ce qui passait pour l’être. C’est le cas de la plupart des institutions régulatrices des pratiques alimentaires (repas, prohibition de l’anthropophagie, etc.) ou sexuelles (mariage, prohibition de la polygamie, etc.). Les praticiens des « sciences sociales militantes » usent d’un autre sophisme implicite, corollaire du précédent : penser ou faire croire que ce qui est « social » est moins contraignant (et donc plus facile à défaire) que ce qui est « naturel ». Il est légitime que les militants le postulent, il n’est guère rationnel que les sociologues le décrètent (sauf ceux qui assimilent leur discipline à un « sport de combat »).

Un autre sophisme apparaît dès que l’on parle de différences naturelles entre le masculin et le féminin, lesquelles ne se ramènent pas toutes aux différences sociales de « genres » : penser ou faire croire que « différence implique inégalité » – et partant, que toutes les inégalités sont injustes. C’est là une forme pathologique de l’égalitarisme qui nuit à l’égalitarisme véritable des droits.

Mais il y a aussi des raisons pratiques et même morales d’accepter, dans l’ordre de la sexualité, des explications de type naturaliste. Jusqu’aux années 1980, l’homosexualité était tenue, d’un côté, par les psy., comme une pathologie ou une perversion – avec le lot de souffrances qui en découlaient pour les hommes (qui pâtissent presque autant de l’idéologie viriliste que les femmes) ; et d’un autre côté, par les sociétés et par les lois, comme un « fléau social » à anéantir – avec le lot de punitions et de répressions, parfois horribles, que cela impliquait et que cela suppose encore dans de nombreux pays. L’admission récente par les sociétés occidentales que cette sexualité était une « orientation » possible et pour ainsi dire « naturelle », et surtout la reconnaissance de la parole même des homosexuels qui se vivaient comme étant homosexuels, l’affirmation que c’était là leur nature intime, a eu des effets libérateurs considérables, au point que ce fut une des grandes révolutions morales du XXe siècle. (Il en va de même, plus récemment, de la transsexualité). Preuve que toute naturalisation, notamment de la sexualité, n’a pas toujours les effets délétères qu’on lui prête.

Mais il y a un autre versant de la sexualité, qu’elle soit masculine ou féminine, dont ce mouvement est révélateur, c’est l’impossible juridicisation du désir. Le consentement est un concept juridique essentiel : il permet de distinguer le viol de l’amour, autrement dit le mal du bien. Cette opposition doit demeurer absolue et obéir à un principe clair : « Non, c’est non ! » – quelles que soient les vicissitudes du désir masculin, soi-disant irrépressible, ou du désir féminin, prétendument fluctuant. Au-delà de cette limite, l’acte d’amour se change en son contraire. Faudrait-il légiférer plus avant afin de modeler le texte de la loi sur les aléas infinis du désir ? Faudrait-il par exemple lui adjoindre de nouvelles normes, protégeant mieux les femmes de l’emprise masculine et les hommes des malentendus supposés qui en résultent ? C’est le sens de la proposition d’un consentement non seulement éclairé et implicite, mais affirmatif et explicitement réitéré à chaque étape de l’acte « sexuel » –  auquel il serait donc difficile de faire la sourde oreille ! C’est ce qui se pratique déjà sur nombre de campus américains et c’est ce que s’apprête à voter le Parlement suédois. On peut penser que cela ne résoudrait rien, car on ne parviendra jamais à enserrer complètement le désir, forcément incertain, fragile et même contradictoire, dans la logique du tiers-exclu qui est celle de la loi définissant les actes criminels. On ne sait pas au juste si l’on désire ni ce que l’on désire. On désire et on ne désire pas. Le désir ne va pas sans fantasmes, sans représentations, sans frustrations, sans perversions parfois, sans beauté souvent, sans vulnérabilité aussi, de part et d’autre. Ces nouvelles normes ne contribueraient-elles pas à le fragiliser encore et à renforcer la misère sexuelle des uns ou la misère affective des autres ? J’en connais plus d’un, et même plus d’une, qui, effrayés par les contraintes de ces nouvelles normes, se réfugieraient dans la masturbation : il paraît que, elle, au moins, ne rend pas sourd !

 

Francis Wolff

PHILOSOPHE , PROFESSEUR ÉMÉRITE AU DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE DE L’ENS- ULM

Trois utopies contemporaines

Trois utopies contemporaines

Nous avons perdu les deux repères qui permettaient autrefois de nous définir entre les dieux et les bêtes. Nous ne savons plus qui nous sommes, nous autres humains. De nouvelles utopies en naissent. D’un côté, le post-humanisme prétend nier notre animalité et faire de nous des dieux promis à l’immortalité par les vertus de la technique. D’un autre côté, l’animalisme veut faire de nous des animaux comme les autres et inviter les autres animaux à faire partie de notre communauté morale.

Alors forgeons une nouvelle utopie à notre échelle. Ne cherchons plus à nier les frontières naturelles — celles qui nous séparent des dieux ou des animaux — et défendons un humanisme conséquent, c’est-à-dire un cosmopolitisme sans frontières

 

Introduction Mort et renaissance des utopies

 Nous sommes fatigués des utopies.

Nous sommes las des utopies littéraires ou des songeries sur la Cité idéale : les utopies en acte que furent les totalitarismes du xxe siècle nous en ont dégoûtés. Les horreurs réelles des unes nous empêchent de rêver aux autres.

Nos anciennes utopies

De Platon à Thomas More, d’Étienne Cabet à Fourier, les utopies disaient le refus du présent et du réel : « Il y a du mal dans la communauté des hommes. » Mais elles ne lui opposaient pas le futur ni même le possible ; elles décrivaient un impossible désirable : « Voilà où il ferait bon vivre ! » Ce n’étaient pas des programmes politiques échafaudant les moyens d’atteindre une fin raisonnable. Elles se contentaient de vouloir le meilleur. Et mieux valait le Bien jamais qu’un moindre mal demain. Elles étaient révolutionnaires, mais en paroles : « Les hommes vivent ainsi, ils ont toujours vécu ainsi, il devraient enfin vivre autrement. » Ainsi en allait-il de toutes les utopies communistes du xixe siècle. Lorsqu’il fallait passer aux travaux pratiques, on s’efforçait de fonder, ailleurs et pour quelque temps, une petite communauté réelle plus ou moins conforme aux rêves. Les utopistes étaient révolutionnaires quand ils n’étaient pas réalistes et quand ils étaient réalistes, ils n’étaient pas révolutionnaires. Ils ne visaient jamais à extirper le Mal une fois pour toutes et à renverser les communautés politiques existantes pour y instaurer le Bien. Par exemple Étienne Cabet avec son communisme chrétien imaginait la cité idéale d’Icarie et tentait de fonder une colonie icarienne à La Nouvelle-Orléans en 1847. Charles Fourier avec son phalanstère était en quête d’une harmonie universelle qui se formerait librement par l’affection de ses membres. Le plus réaliste de tous, Saint-Simon, décrivait une société fraternelle dont les membres les plus compétents (industriels, scientifiques, artistes, intellectuels, ingénieurs) auraient pour tâche d’administrer la France le plus économiquement possible, afin d’en faire un pays prospère où règneraient l’intérêt général et le bien commun, la liberté, l’égalité et la paix ; la société deviendrait un grand atelier. Mais le rêve d’une association des industriels et de leurs ouvriers reposant sur la fraternité, l’estime et la confiance s’est dissout dans la réalité des grandes entreprises capitalistes des saint-simoniens, au canal de Suez ou dans les chemins de fer français.

Et il en va de même, au fond, des théoriciens du « communisme scientifique » au xixe siècle, Karl Marx et Friedrich Engels. Ils étaient certes à la fois authentiquement révolutionnaires et profondément réalistes parce qu’ils fondaient leur projet politique sur une analyse du fonctionnement économique et historique du capitalisme, mais l’idée communiste et l’abolition de la propriété privée demeuraient chez les auteurs du Manifeste à l’état d’ébauche un idéal abstrait et pour ainsi dire vide, en cas tout aussi utopique que chez les théoriciens français. Dans les Manuscrits de 1844, l’idée communiste n’est qu’une pure spéculation conceptuelle autour de « l’appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme » ou « la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité ». Dans L’Idéologie allemande elle est une formule purement verbale désignant « le mouvement réel qui abolit l’ordre établi ». Chez Engels, elle est « l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat » (Principes du communisme). Elle est même plus vague et plus abstraite chez les marxistes que chez les utopistes, coupée qu’elle demeure de toute tentative pour la fonder conceptuellement et de toute analyse concrète des moyens de la réaliser. Elle est encore comme un songe de Cité idéale où « chacun recevrait selon ses besoins », selon une formule qui circule plus ou moins chez tous les utopistes français du communisme du xixe siècle.

Au contraire des précédentes, les utopies en acte des totalitarismes du xxe siècle se situent au croisement d’un idéal révolutionnaire (« casser en deux l’Histoire du monde », selon l’expression de Nietzsche dans Ecce Homo, reprise jadis par les maoïstes) et d’un programme réaliste de transformation politique radicale. Alors que les utopies, de Platon à Engels, se gardaient bien de se donner les moyens d’atteindre l’idéal afin d’en préserver la perfection, c’est l’inverse dans les utopies en acte : celles-ci doivent retarder infiniment l’atteinte de la fin pour mettre mieux en œuvre les moyens susceptibles de la réaliser. Il n’est donc plus question de songer au Bien mais de lutter indéfiniment contre le Mal. Et le Mal, dans la communauté politique, a, comme toujours depuis la République de Platon[1], deux visages : soit l’Impur, soit l’Inégal. La Cité doit donc être soit une communauté d’égaux, dont l’unité parfaite est garantie par le fait que tout est commun entre eux ; soit une communauté pure, dont l’unité parfaite est garantie par le fait que tous sont de même provenance. Elle se définit soit par le commun des avoirs (rien ne doit appartenir à quiconque si ce n’est à tous) soit par l’identité des êtres (aucun ne doit être étranger) : le commun que nous avons (ou que nous devrions avoir) ou celui que nous sommes (ou que nous devrions être). Bien entendu, dans cette union de l’idéalisme révolutionnaire et du réalisme programmatique, le Bien absolu, le Pur, le Commun, est une idéalité toujours hors d’atteinte : c’est le combat à mort contre le Mal qui devient l’obsession de ces régimes de terreur.

Le Pur doit commencer par exclure. Mais il n’en finit pas d’exclure parce que le déjà purifié n’est jamais assez pur. Au point que l’idée se mue en délire infini d’évincer, puis de chasser, enfin d’exterminer. Les Juifs et les Tziganes, incarnant le microbe malin menaçant la pureté de la race et du sang aryens, devaient être traqués jusque dans les moindres recoins des territoires sous domination nazie, avant d’être éliminés comme des poux.

Continuer la lecture de « Trois utopies contemporaines »