Plaidoyer pour l’universel -Introduction

Introduction
L’universel

 

Ce livre[1]est le dernier volet d’un triptyque consacré à l’idée d’humanité. Comme les deux précédents, il est parfaitement autonome.

En 2010, j’ai publié Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences(Fayard).J’y proposais une histoire critique des définitions philosophiques de l’homme en quatre grandes étapes, chacune comportant un avers scientifique et un envers moral. Premier moment de cette histoire, l’homme d’Aristote, « animal doué de raison », est lié à l’invention des sciences naturelles. Mais ce même homme a aussi pu justifier l’esclavage ou la domination des femmes : car si tous les êtres humains ont la même essence, tous ne sont pas également adéquats à cette essence. C’était le revers pratique de l’homme aristotélicien. Deuxième moment de ce parcours, l’homme de Descartes réunit en son essence le sujet et l’objet de la révolution scientifique de l’âge classique : la physique mathématique. Mais ce même homme a pu aussi justifier la réduction de tous les êtres vivants à de la matière brute. Tel était le revers pratique de l’homme cartésien. Troisième moment, l’homme des sciences humaines, au xxe siècle, était divisé contre lui-même et sa conscience nécessairement illusionnée. Revers pratique : toutes les critiques du droit, des libertés individuelles et de la démocratie représentative étaient ainsi justifiées. Une révolution scientifique a chassé la précédente. Sous l’œil des nouvelles sciences du vivant, depuis le tournant du xxie siècle – quatrième moment, actuel –, l’homme redevient un être naturel. Les neurosciences promettent de le réunifier par son cerveau et ses gènes. Mais elles ne peuvent le faire qu’à condition de dissoudre l’homme et d’en faire une machine pensante ou un animal sensible. Le post-humanisme et l’animalisme sont donc les revers inévitables de cet « homme neuronal ».

Trois utopies contemporaines (Fayard, 2017) reprenait la réflexion en ce point et interrogeait ces deux dernières idéologies et les images de l’homme qui leur sont associées. On ne peut les comprendre que dans leur volonté symétrique de dépasser l’humanisme des Lumières. Les post-humanistes ne s’en tiennent pas au développement humaniste de la médecine : ils veulent une médecine méliorative qui vainque la vieillesse et la mort. Les antispécistes ne s’en tiennent pas à la lutte humaniste pour l’amélioration des conditions de vie des animaux d’élevage : ils veulent abolir l’élevage et « libérer les animaux ». Alors que la sagesse antique voulait que nous ne soyons ni dieux ni bêtes, la représentation contemporaine rêve de faire de l’être humain un dieu immortel dont l’intelligence maîtrise la nature grâce à la technique, ou au contraire un être sensible comme les autres, coupable d’asservir les autres. Dans les deux cas, on veut dépasser les limites de l’humanité. À l’utopie post-humaniste, j’opposais la nécessité de vaincre les maladies à l’échelle de la planète et de viser l’immortalité de l’humanité elle-même. À l’utopie antispéciste, j’opposais les devoirs différenciés qui nous incombent vis-à-vis des animaux. Et à toutes les songeries nous invitant à franchir les frontières naturelles – celles qui séparent le naturel de l’artificiel, l’homme de l’animal, ou les espèces les unes des autres – j’opposais une utopie humaniste qui nous affranchirait des frontières artificielles séparant les humains des humains : un cosmopolitisme ignorant les nations ou les générations et visant une justice globale.

Ce Plaidoyer pour l’universelinterroge le présupposé implicite des deux livres précédents : la défense de l’humanisme. Elle se décline en trois thèses : l’humanité est une communauté éthique ; elle a une valeur intrinsèque et elle est source de toute valeur ; tous les êtres humains ont une valeur égale. On en déduit le caractère inviolable du corps humain et de la personne humaine ainsi que le respect dû aux œuvres humaines : l’histoire, les savoirs, les techniques et les arts. Ces idées d’humanité et d’humanisme sont liées à d’autres qui ont nom « raison », « science », « égalité », « moralité », « philosophie » (telle que je la conçois) et à celle qui les enveloppe toutes : l’universel. Ce sont les idées des « Lumières ». Elles sont aujourd’hui en crise. Ce livre a donc un objet modeste, car quoi de plus banal que l’universel ? Mais il a un objectif ambitieux, car l’universel se porte mal – dans la réalité comme dans les idées, qui tantôt la reflètent, tantôt la déterminent.

Nous sommes aujourd’hui face à un paradoxe. Jamais nous n’avons été aussi conscients de former une seule humanité. L’extraordinaire progression des moyens de transport et de communication, notamment depuis l’Internet et le développement des réseaux sociaux, renforce chaque jour cette conscience horizontale d’humanité globale. Jamais un tsunami ou un massacre aux antipodes n’a paru aussi proche. Jamais l’humanité souffrante n’a semblé plus proche de l’humanité épargnée. Jamais les individus du monde entier ne se sont perçus comme aussi semblables émotionnellement et intellectuellement. À cette proximité affective des humains s’ajoute une commune inquiétude fédérant l’humanité. Nous savons que nous sommes exposés aux mêmes risques planétaires : épidémies, réchauffement climatique, catastrophe nucléaire, épuisement des ressources naturelles, extinction des espèces, crise économique mondiale, etc. Et pourtant, alors qu’elle semble s’imposer dans les consciences, l’unité de l’humanité recule dans les représentations collectives. Partout les mêmes replis identitaires : nouveaux nationalismes, nouvelles xénophobies, nouvelles radicalités religieuses, nouvelles revendications communautaristes, etc. L’Union européenne avait un temps semblé près de réaliser le rêve des philosophes du xviiie siècle, de Leibniz et l’abbé de Saint-Pierre à Condorcet ou Kant, mais elle s’enlise dans sa bureaucratie, subit les ravages de la financiarisation de l’économie et affronte le rejet des peuples qui s’estiment menacés par la communauté même qu’ils forment. Les êtres humains se savent semblables mais ne veulent vivre qu’avec des êtres identiques. Quitte à s’inventer des identités et à réinventer sans cesse des différences.

Il serait facile de lier les deux phénomènes. Se sentant soumis à la pression historique d’une humanité globalisée, les peuples, les sociétés, les communautés tendent à se définir par leurs petites différences. Craignant de se dissoudre dans une totalité uniformisatrice, on se blottit sur ses proches. Derrière l’universel, on craint l’uniforme. Cette explication négative est en partie pertinente. Pourtant, si elle vaut pour la globalisation économique et culturelle, elle s’applique mal à la crise de la morale humaniste. Car cet universel moral, loin d’imposer l’uniformité, peut être la meilleure garantie de la diversité culturelle, comme la laïcité est la condition de la liberté religieuse. La crise morale est donc plus profonde. Faudrait-il en voir la source du côté des idées ?

Il en va de même de ce côté-là. Fleurissent chaque jour, dans le champ social, politique ou philosophique, mille idées « nouvelles » revenues d’un autre âge tournant autour de la notion d’identité. À « droite », cette notion relaie celles d’ordre et d’unité. D’un bout du monde à l’autre, et aux deux extrémités orientale et occidentale de l’Europe, on critique le « droits-de-l’hommisme hors sol » au nom d’identités nationales imaginaires, qu’on oppose à d’autres supposées menaçantes. On répète avec Joseph de Maistre : « Il n’y a point d’homme dans le monde ; j’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes […] mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie. » À « gauche », l’identité tend à supplanter l’égalité. Contre les mirages universalistes, on ne répète plus avec Sartre « Je ne vois pas d’homme, je ne vois que des bourgeois, des ouvriers, des intellectuels[1] », mais on invoque de nouvelles identités de genre, d’orientation sexuelle ou même de race ou de religion[2], issues des théories « féministes queer » ou « décoloniales ». De nombreux conflits sociaux ou culturels sont ainsi particularisés et ethnicisés[3]. Et la vieille critique revient : l’universel ne serait au fond que le « droit du plus fort ». Il est assimilé tantôt au patriarcat (tous les hommes, mais pas les femmes), tantôt à la « blanchité » (tous les hommes, mais seulement les mâles blancs), à l’européocentrisme (tous les hommes, mais seulement occidentaux), ou à l’anthropocentrisme (tous les hommes, mais pas les animaux), etc. En somme l’universel ne serait jamais vraiment universel. Ou lorsqu’il l’est, il l’est trop : oublieux des particularismes, des différences, des « nations », des « cultures », des « ethnies », des « religions des dominés » et même des « races » – car cette notion ressort actuellement de la poubelle de l’histoire où l’avaient reléguée lescrimes contre l’humanité.  Il est vrai que la force de propagation de ces critiques doit beaucoup à la faiblesse conceptuelle de l’universel et à son impuissance. Il semble avoir perdu les vertus émancipatrices dont il était naguère porteur.

Telle est l’ambition de ce livre : rendre toute leur puissance mobilisatrice et critique aux idées universalistes. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de se réapproprier celles des Lumières, de fonder pour notre époque ces idées dépréciées par notre époque, laquelle en a pourtant plus besoin que jamais. Asseoir ces concepts démonétisés sur un fondement sûr. Le Nord n’a pas changé de place. C’est la boussole qui fait défaut.

 

Si l’universel est un concept politiquement affaibli, que dire de l’humanisme ? Nul penseur cultivant l’originalité (une obligation de la pensée moderne) n’ose se déclarer tel : quoi de plus mièvre, quoi de plus désuet, quoi de plus nigaud ? N’est-ce pas l’opinion la mieux partagée par tous ceux qui n’ont aucune conviction particulière ?

La philosophie française dominante de la deuxième moitié du xxe siècle a fait de l’humanisme son adversaire principal. La Lettre sur l’humanismede Heidegger, si influente en France, lui avait réglé son compte : il serait le masque aimable d’une époque de l’« oubli de l’être » marquée par le triomphe d’une vision « techno-scientifique » de la nature née à l’âge classique, la réduisant à des données calculables, et donc à une matière disponible, utilisable et destructible. Le marxisme soi-disant authentique, celui d’Althusser, prit le relai : l’humanisme, c’était la croyance en une unité illusoire de l’humanité au-delà desdistinctions fondamentales structurant l’histoire et la société : les appartenances de classe. À l’heure de l’antispécisme, on dit l’inverse : l’humanisme, c’est la croyance en l’unité morale de l’humanité en deçàde l’appartenance à la communauté plus vaste de tous les êtres sensibles. La critique est toujours la même : l’humanisme se présente comme une morale universelle, c’est en fait une morale particulière. Il embrassait hier trop large, il étreint trop étroit aujourd’hui. L’humaniste était hier un « moraliste bêlant » qui croyait en la valeur absolue de l’humanité : il était bête et gentil. C’est aujourd’hui un anthropocentriste qui ignore la valeur intrinsèque des autres êtres souffrants : il est bête et méchant.

Mais si l’humanisme est faible, c’est avant tout parce qu’il repose sur une idée faible : celle d’humanité.

S’agit-il d’un affaiblissement moral ? En un sens, oui. L’humanité ne serait pas la bonne mesure de la morale. D’un côté on défend l’idée que nous avons des devoirs premiers vis-à-vis de ceux qui sont « comme nous » : même famille, même nation, même religion, même « race », même combat, etc. (Pourtant, si l’on reconnaît que nous avons aussides devoirs vis-à-vis de tous les humains, l’idéal humaniste ne devrait pas être affecté par cette morale restrictive.) D’un autre côté, on soutient que nous avons des devoirs vis-à-vis de tous ceux qui sont « comme nous » des êtres sensibles, sans distinguer particulièrement les humains. (Pourtant, si l’on reconnaît que les devoirs qui nous lient aux êtres humains ont précellence sur les autres, l’idéal humaniste ne devrait pas être affecté par cette morale extensive.) L’affaiblissement moral du concept d’humanité ne suffit donc pas à remettre fondamentalement en cause l’humanisme.

Il faut aller plus loin. L’humanité semble un concept faible dans ses fondements philosophiques et scientifiques.

La faiblesse philosophique du concept d’humanité tient d’abord à l’influence considérable de sous-produits « post-modernes », conceptuellement fragiles, de philosophies du siècle dernier conceptuellement puissantes. Il y a ces courants inspirés plus ou moins lointainement de l’idée heideggérienne de « destruction de la métaphysique » ou, selon l’euphémisme de Derrida, de la « déconstruction ». Sous cette dernière appellation, les campus américains, d’abord et puis une partie des sciences sociales mondiales, s’employèrent à relativiser, c’est-à-dire à remettre en contexte historique, à réinterpréter, à critiquer tous les concepts philosophiques hérités de « la » métaphysique et jugés totalisants, donc totalitaires : « Dieu », le « sujet », la « substance », la « raison », et par conséquent l’« homme » – dans les deux sens du terme, être humain et mâle, ce sens-là supposé n’être que le masque de celui-ci. Ce qui en résulte aujourd’hui, c’est l’idée militante que toutes les distinctions conceptuelles sont socialement construites et qu’il n’y en a donc aucune qui ne puisse et ne doive être déconstruite. C’est le cas notamment de tous les dualismes supposés « occidentaux », nature/culture, homme/femme, hérérosexuel/homosexuel, et donc humain/animal ou même humain/non-humain : ce sont des présupposés niveleurs, uniformisateurs, despotiques, et donc stigmatisant pour les minorités, les colonisés, les femmes, les homosexuels, les subalternes, les animaux, etc. Lorsqu’on vous dit l’« homme », entendez le « mâle occidental blanc dominateur ». Partout où régnaient hier des oppositions conceptuelles tranchées, normatives et normalisatrices, il faudrait donc établir un continuum salutaire et émancipateur.

Cette déconstruction de l’« homme » semblait confirmée par son certificat de décès proclamé par un tout autre courant philosophique. Dans les années 1960-1970, la métaphysique n’était pas morte seule ; c’était aussi le cas de la philosophie en général et de l’homme en particulier. C’est du moins par ce syntagme de la « mort de l’homme » que fut résumée l’« archéologie des sciences humaines » de Michel Foucault, parce qu’il avait écrit dans Les Mots et les choses : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine[4]. » Il s’agissait de l’homme comme objet focal des sciences dites humaines. Il ajoutait : « Nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse » de « l’événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité » qui verrait la fin des sciences humaines ; cependant il soupçonnait qu’elle « serait liée à la toute-puissance grandissante de l’objet langage » car « l’homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l’être du langage »[5]. Sur ce dernier point, Foucault se trompait. Si l’on assiste bien à la mort de l’idée d’homme, depuis le tournant du xxie siècle, ce n’est pas par suite du développement d’une science humaine proliférant au détriment des autres ; elle n’est pas le fait d’un phagocytage interne mais d’une absorption externe, elle est due au prodigieux développement des sciences du vivant et de leurs diverses dépendances en un nouveau paradigme, le paradigme cognitiviste.

La faiblesse du concept d’humanité est donc aussi épistémologique. La définition de l’humain paraît mise en péril par la généralisation des méthodes et des théories naturalistes en sciences humaines[6]. Les frontières de l’humanité sont de plus en plus vagues, entre les robots et les bêtes : n’y a-t-il pas là encore, dit-on, un continuum, de simples différences de degré, là où l’on postulait jadis des ruptures ou des oppositions binaires ?

D’un côté, le réductionnisme méthodologique des neurosciences et le modèle cognitiviste ont semblé imposer l’idée d’une continuité entre l’homme et la machine : celle-ci sert de modèle d’intelligibilité au cerveau, qui sert lui-même de modèle de réalisabilité des robots « intelligents ». Mais ces modèles, utiles pour éclairer la notion floue d’intelligence, semblent impuissants à rendre raison des phénomènes de conscience : l’horizon de la continuité semble s’éloigner à mesure qu’on croit s’en approcher.

D’un autre côté, la biologie de l’évolution, la primatologie, l’éthologie, la paléoanthropologie, la psychologie évolutionnaire, etc., reposent méthodologiquement sur le postulat d’une continuité, dans tous les domaines, entre l’espèce humaine et les autres espèces vivantes. Mais on ne saurait en conclure que « les sciences démontrent qu’il y aune continuité entre l’homme et l’animal ». Cette conclusion est illégitime. Le nouveau paradigme naturaliste étudie l’être humain « en tant quevivant » ou « en tant qu’animal soumis aux lois de l’évolution ». Il est donc absurde de soutenir que les théories qui reposent sur ce paradigme peuvent démontrer une thèse qui leur sert de principe. Pour faire des neurosciences, de la biologie de l’évolution ou de l’éthologie humaine, il est nécessaire de tenir l’homme pour un être vivant qui s’explique comme les autres — donc d’adopter une position dite « continuiste ». (De même, pour faire de l’ethnologie, de la linguistique historique ou de la psychanalyse, il faut adopter la position « discontinuiste » selon laquelle il y a des « propres de l’homme »). Si l’on étudie l’être humain en tant qu’animal, il n’est pas étonnant qu’il apparaisse comme un animal puisque le marqueur « en tant que » sert à filtrer les prédicats pertinents en fonction de la grille méthodologique et épistémologique adoptée préalablement. En d’autres termes le continuisme ne peut pas être un résultat, c’est l’hypothèse de départ.

La faiblesse épistémologique du concept d’humanité est donc au fond plus apparente que réelle. Elle est due à un changement de paradigme dominant dans les sciences de l’homme. Elle n’est pas une « vérité scientifique ». Elle est peut-être liée à la volonté systématique d’épurer le savoir de tout préjugé théologique et de rompre avec l’image d’un Homme fait à l’image de Dieu, au centre de la Création, et radicalement distinct de tous les êtres artificiels et de tous les autres vivants. Mais elle est aussi le présupposé philosophique d’une époque rebelle aux définitions et aux catégories. Elle n’est pas une « vérité philosophique ».

 

Ces faiblesses politiques, morales, philosophiques, scientifiques de l’idée d’humanité ne sont peut-être que des symptômes d’un mal plus profond. L’universel, et partant l’humanisme, semblent avoir désormais perdu toute justification historique.

À l’époque des Lumières, on a proclamé « les droits de l’homme ». Il y avait là une part d’idéologie individualiste des droits subjectifs, propre à l’Europe et aux États-Unis du xviiie siècle, et une part de véritable projet universaliste d’émancipation de l’humanité par la conquête des libertés individuelles[7]. Quoi qu’il en soit, ces « déclarations » ne reposaient pas sur un constat, comme si l’on pouvait observer que les hommes naissent et demeurent libres et égaux (même « en droits ») puisqu’on observe justement le contraire : ils naissent et demeurent inégaux, en fait et même en droit[8]. Le sens de ces déclarations était performatif : il s’agissait d’instituer une communauté susceptible de réaliser cette égalité de droits. Encore fallait-il qu’il y eût un semblant de fondement à cette idée d’égalité à instituer : ce fut au xviiie siècle le rôle de l’Être suprême, père et créateur de tous les êtres humains – sécularisation de l’universalisme du christianisme originaire que la religion chrétienne elle-même ne pouvait pas incarner en France, liée qu’elle était avec la monarchie absolue « de droit divin » : « L’Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l’Homme et du Citoyen.[9] » Cet « Être suprême » put sans dommage être supplanté par son avatar : l’idée de nature, comme l’atteste la Déclaration de 1789 définissant « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme ». Tous les hommes sont donc « par nature » égaux – quoique chacun puisse constater le contraire.

Cependant ces deux idées, un Être suprême équanime ou une nature égalisatrice, dont tous les êtres humains seraient issus, sont devenues fragiles dans notre post-modernité. Ceux qui sont « sortis de la religion » ne croient ni en l’une ni en l’autre. Et ceux qui n’en sont pas sortis ou qui y retournent ont plutôt tendance à voir dans leur Dieu la garantie de leur particularité, attestée par la vérité absolue des textes sacrés auxquels ils adhèrent. C’est ainsi que, par souci d’universalité, la Déclaration universelle de l’ONU de 1948, inspirée par le sentiment que la civilisation avait vaincu la barbarie, ne s’appuie ni sur Dieu ni sur la nature. Mais cette volonté légitime d’universalité la prive justement d’un fondement universalisable désormais introuvable. L’effectivité de la proclamation ne peut donc plus tenir à ses principes. Telle est sa faiblesse constitutive. Et comme elle ne peut pas compter sur la puissance instituante d’une source qui serait armée du glaive de la Loi, ses effets fluctuent au gré de l’évolution des relations internationales et du fragile ordre juridique qui en résulte.

Il faut se rendre à l’évidence. S’il est si facile de critiquer philosophiquement l’universalisme humaniste, voire de le railler, c’est que, malgré leur apparente générosité, ou peut-être à cause d’elle, ses idées ne reposent plus sur rien. Il ne peut plus se fonder sur une croyance théiste : car si Dieu existe, c’est lui qui est la source de toute valeur. Il a peut-être « fait tous les hommes égaux » mais peut-être non ; et ils ne valent en fait que s’ils le reconnaissent ou s’ils respectent ses commandements : de là les conflits interreligieux. L’universalisme ne peut plus se fonder sur une vision naturaliste : à l’échelle de la nature, l’espèce humaine n’a pas plus de valeur que toute autre espèce de mammifères ou de moucherons ; ou peut-être même en a-t-elle moins, si elle est, comme on se plaît désormais à la décrire, la prédatrice suprême et la destructrice des équilibres écosystémiques. Et il serait contre-intuitif de soutenir que « la Nature a fait tous les hommes égaux ». Chacun voit bien qu’il n’en est rien.

Les thèses universalistes sont-elles vaines, ou du moins sans consistance conceptuelle ? L’humanisme des Lumières se voulait fondé – mais il était occidentalocentriste : c’était sa fragilité conceptuelle et la contradiction interne qu’il n’en finit pas de payer. À l’heure de l’humanité globalisée, l’humanisme pourrait être universaliste mais il est précaire parce qu’il n’a plus de justification transcendante. Tenter de lui redonner une assise philosophique, purement rationnelle, c’est toute l’ambition de ce livre.

 

L’humanisme universaliste, au sens rigoureux que nous donnerons à ce terme, consiste comme nous l’avons dit, en trois thèses.

L’humanité est une communauté éthique :c’est la thèse universaliste proprement dite. Elle s’oppose au relativisme selon lequel il ne peut pas y avoir de morales reconnues et valables pour toutes les communautés. La Première partie montrera la possibilité de l’universalisme en réfutant les relativismes.

L’humanité est seule source de valeur. C’est la thèse humaniste proprement dite. Elle s’oppose à l’idée que la valeur de l’humanité lui viendrait d’autres êtres (Dieu, la Nature), ou que rien, pas même elle, n’aurait de valeur (nihilisme). La Deuxième partie sera consacrée aux rivaux universalistes de l’humanisme.

Ces deux premières parties ont une portée critique. Reste le point essentiel. Si l’humanisme n’est pas un particularisme occidental et ne se fonde pas sur un Dieu, une Nature ou quoi que ce soit d’autre, sur quoi reposent l’idée de la valeur de l’humanitéet celle d’égalité de tous les êtres humains ? C’est à ces questions que s’efforce de répondre la Troisième partie.

[1]Jean-Paul Sartre,« Jean-Paul Sartre répond », Aix-en-Provence, L’Arc, n° 30, « Sartre aujourd’hui », p. 92-93.

[2]Dans les sciences sociales, on voit de plus en plus (et pas seulement dans les universités américaines) les études séparées consacrées à des « minorités » dominées (Black Studies, African-American studies,Gender Studies, Feminist Studies, Jewish Studies, Islamic Studies, etc.), affichant un programme théorique et militant venant se substituer aux études transversales (histoire, anthropologie, sociologie, philosophie).

[3]Voir par exemple Jean-Loup Amselle, L’Ethnicisation de la France, Fécamp, Nouvelles éditions Lignes, 2011.

[4]Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 398.

[5]Ibid., p. 397.

[6]Francis Wolff, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010, p. 123-125.

[7]Voir ci-dessous, Première partie, chap. 2, p.

[8]Nous différencions l’égalité « des droits » accordés à tous les hommes ou à tous les citoyens par la Déclaration, et l’égalité « en droit » (par différence avec « en fait »), c’est-à-dire celle qui est reconnue par un système de normes. Plus simplement : « de fait », c’est ce qui est, « de droit », ce qui doit être.

[9]A fortiori, la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 fait référence à « Dieu », au « Créateur » et à la « Providence divine ». Sur ces questions historiques ou généalogiques, voir ci-dessous, Deuxième partie.

[1]Je remercie chaleureusement André Comte-Sponville et Bernard Sève, amis fidèles, fiables et francs, dont la lecture scrupuleuse m’a permis d’améliorer sensiblement ce texte.

Philosophie de la corrida

Francis Wolff

Philosophie de la corrida, première édition Fayard 2007, réédition Hachette Pluriel, 2011, avec une Préface inédite.

Au-delà de toutes les controverses passionnées sur sa légitimité, la corrida demeure un objet de pensée non identifié. Est-ce un spectacle ? une cérémonie ? un jeu ? un sport ? un combat ? un art ? La corrida est une lutte à mort entre un homme et un taureau, mais sa morale n’est pas celle qu’on croit : car le taureau de combat est le seul animal qui doit vivre libre pour pouvoir mourir en combattant. La corrida n’est peut-être pas un art, mais elle permet de redéfinir l’essence même de l’art. Elle donne forme à une matière brute, la charge du taureau ; elle crée du beau avec son contraire, la peur de mourir ; elle exhibe un réel dont les autres arts ne font que rêver.

 

Voir aussi L’appel de Séville. Discours de philosophie taurine à l’usage de tous, éd. « Au Diable Vauvert », 2011.

 

 

 

 

 

« Regard actuel sur le Miroir de Leiris », chap. IX de Leiris Unlimited, sous la dir. de Denis Hollier et Jean Jamin, CNRS éditions, 2017.

Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences.

Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard, 2010).

Lire la table des matières

Introduction

Un beau jour, à la fin du siècle dernier, l’homme a changé. A la lumière de la psychanalyse ou de l’anthropologie culturelle, il était soumis depuis une trentaine d’années au poids des structures, déterminé par ses conditions sociales ou familiales, gouverné par des désirs inconscients, dépendant de son histoire, de sa culture, de sa langue. C’était en somme un « sujet assujetti ». Cet homme des sciences humaines et sociales qui, au milieu du siècle, s’épanouissait dans le paradigme structuraliste de Lévi-Strauss, Benveniste ou Lacan, et qui triomphait encore chez Bourdieu, cet homme-là s’est effacé furtivement du paysage. De nouvelles sciences nous parlaient d’un nouvel homme. C’était les neurosciences, les sciences cognitives, la biologie de l’évolution. L’homme qu’elles dessinaient n’avait rien à voir avec le précédent : il était soumis au poids de l’évolution des espèces, déterminé par ses gènes, dépendant des performances de son cerveau. C’était en somme un « animal comme les autres ». On était passé de l’« homme structural » à « l’homme neuronal », selon le titre du livre marquant de Jean-Pierre Changeux[1]. On avait, comme on dit, « changé de paradigme ». Bien sûr, pour définir les conditions de notre humanité, il y avait toujours des psychanalystes, des linguistes ou des anthropologues, mais il y avait aussi désormais, et de plus en plus, des psychologues évolutionnistes, des linguistes cognitivistes et des paléo-anthropologues.

Leur controverse, qui dure encore, n’est pas que théorique ; elle a des enjeux pratiques. Un exemple : l’autisme. A l’époque de l’« homme structural », en France, l’autisme était l’affaire de la psychanalyse : c’était une « maladie mentale » cataloguée « psychose ». La Forteresse vide de Bruno Bettelheim et son concept de « mères réfrigérateurs », emprunté à Léo Kanner (l’inventeur du syndrome de l’« autisme infantile précoce ») faisaient autorité. Les lacaniens avançaient divers concepts descriptifs ou explicatifs qui tous rapportaient l’autisme à un défaut de relation à la mère (à son « signifié »), à une carence de la symbolisation primaire, etc. Une ou deux générations plus tard, à l’âge de l’« homme neuronal », la Haute Autorité de la Santé et la Fédération Française de Psychiatrie, se référant à la classification des maladies par l’OMS, la CIM10, a recommandé en octobre 2005 de considérer désormais l’autisme comme un trouble neuro-développemental. De même, en décembre 2007, la Communauté Européenne a défini l’autisme comme une pathologie d’origine biologique. Ce n’est pas un simple changement nosologique ni même une mutation épistémologique. C’est aussi un tournant « éthique », comme le montre l’avis 102 du Comité Consultatif National d’Éthique de novembre 2007.

Ce n’est qu’un exemple et on pourrait en citer beaucoup d’autres. Car notre façon de prendre en charge les anorexiques, de réprimer ou de soigner l’homosexualité ou justement de ne pas la réprimer ni la soigner, d’éduquer les enfants ou de punir les délinquants, de traiter les animaux ou de mesurer le pouvoir des machines, dépendent de la définition que l’on donne de l’homme. S’agit-il de déterminer quels êtres sont dotés de « droits » ? Certains, hier, au temps de « l’homme structural », dénonçaient l’idée même de « droits de l’homme » comme un leurre destiné à masquer la réalité des rapports sociaux ou la relativité des cultures ; d’autres, aujourd’hui, au temps de « l’homme neuronal », n’hésitent pas à étendre les droits au-delà des frontières de l’humanité, au nom de la communauté naturelle que nous formons avec les animaux. En changeant d’humanité, on a bouleversé nos grilles d’évaluation morale et juridique. Faut-il s’en réjouir ? Faut-il s’en plaindre ? Il faut d’abord le constater ; en chercher les raisons et en mesurer les effets. Car de la réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? », dépendent peut-être tout ce que nous pouvons connaître et tout ce que nous devons faire. Continuer la lecture de « Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences. »

Trois utopies contemporaines

Trois utopies contemporaines

Nous avons perdu les deux repères qui permettaient autrefois de nous définir entre les dieux et les bêtes. Nous ne savons plus qui nous sommes, nous autres humains. De nouvelles utopies en naissent. D’un côté, le post-humanisme prétend nier notre animalité et faire de nous des dieux promis à l’immortalité par les vertus de la technique. D’un autre côté, l’animalisme veut faire de nous des animaux comme les autres et inviter les autres animaux à faire partie de notre communauté morale.

Alors forgeons une nouvelle utopie à notre échelle. Ne cherchons plus à nier les frontières naturelles — celles qui nous séparent des dieux ou des animaux — et défendons un humanisme conséquent, c’est-à-dire un cosmopolitisme sans frontières

 

Introduction Mort et renaissance des utopies

 Nous sommes fatigués des utopies.

Nous sommes las des utopies littéraires ou des songeries sur la Cité idéale : les utopies en acte que furent les totalitarismes du xxe siècle nous en ont dégoûtés. Les horreurs réelles des unes nous empêchent de rêver aux autres.

Nos anciennes utopies

De Platon à Thomas More, d’Étienne Cabet à Fourier, les utopies disaient le refus du présent et du réel : « Il y a du mal dans la communauté des hommes. » Mais elles ne lui opposaient pas le futur ni même le possible ; elles décrivaient un impossible désirable : « Voilà où il ferait bon vivre ! » Ce n’étaient pas des programmes politiques échafaudant les moyens d’atteindre une fin raisonnable. Elles se contentaient de vouloir le meilleur. Et mieux valait le Bien jamais qu’un moindre mal demain. Elles étaient révolutionnaires, mais en paroles : « Les hommes vivent ainsi, ils ont toujours vécu ainsi, il devraient enfin vivre autrement. » Ainsi en allait-il de toutes les utopies communistes du xixe siècle. Lorsqu’il fallait passer aux travaux pratiques, on s’efforçait de fonder, ailleurs et pour quelque temps, une petite communauté réelle plus ou moins conforme aux rêves. Les utopistes étaient révolutionnaires quand ils n’étaient pas réalistes et quand ils étaient réalistes, ils n’étaient pas révolutionnaires. Ils ne visaient jamais à extirper le Mal une fois pour toutes et à renverser les communautés politiques existantes pour y instaurer le Bien. Par exemple Étienne Cabet avec son communisme chrétien imaginait la cité idéale d’Icarie et tentait de fonder une colonie icarienne à La Nouvelle-Orléans en 1847. Charles Fourier avec son phalanstère était en quête d’une harmonie universelle qui se formerait librement par l’affection de ses membres. Le plus réaliste de tous, Saint-Simon, décrivait une société fraternelle dont les membres les plus compétents (industriels, scientifiques, artistes, intellectuels, ingénieurs) auraient pour tâche d’administrer la France le plus économiquement possible, afin d’en faire un pays prospère où règneraient l’intérêt général et le bien commun, la liberté, l’égalité et la paix ; la société deviendrait un grand atelier. Mais le rêve d’une association des industriels et de leurs ouvriers reposant sur la fraternité, l’estime et la confiance s’est dissout dans la réalité des grandes entreprises capitalistes des saint-simoniens, au canal de Suez ou dans les chemins de fer français.

Et il en va de même, au fond, des théoriciens du « communisme scientifique » au xixe siècle, Karl Marx et Friedrich Engels. Ils étaient certes à la fois authentiquement révolutionnaires et profondément réalistes parce qu’ils fondaient leur projet politique sur une analyse du fonctionnement économique et historique du capitalisme, mais l’idée communiste et l’abolition de la propriété privée demeuraient chez les auteurs du Manifeste à l’état d’ébauche un idéal abstrait et pour ainsi dire vide, en cas tout aussi utopique que chez les théoriciens français. Dans les Manuscrits de 1844, l’idée communiste n’est qu’une pure spéculation conceptuelle autour de « l’appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme » ou « la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité ». Dans L’Idéologie allemande elle est une formule purement verbale désignant « le mouvement réel qui abolit l’ordre établi ». Chez Engels, elle est « l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat » (Principes du communisme). Elle est même plus vague et plus abstraite chez les marxistes que chez les utopistes, coupée qu’elle demeure de toute tentative pour la fonder conceptuellement et de toute analyse concrète des moyens de la réaliser. Elle est encore comme un songe de Cité idéale où « chacun recevrait selon ses besoins », selon une formule qui circule plus ou moins chez tous les utopistes français du communisme du xixe siècle.

Au contraire des précédentes, les utopies en acte des totalitarismes du xxe siècle se situent au croisement d’un idéal révolutionnaire (« casser en deux l’Histoire du monde », selon l’expression de Nietzsche dans Ecce Homo, reprise jadis par les maoïstes) et d’un programme réaliste de transformation politique radicale. Alors que les utopies, de Platon à Engels, se gardaient bien de se donner les moyens d’atteindre l’idéal afin d’en préserver la perfection, c’est l’inverse dans les utopies en acte : celles-ci doivent retarder infiniment l’atteinte de la fin pour mettre mieux en œuvre les moyens susceptibles de la réaliser. Il n’est donc plus question de songer au Bien mais de lutter indéfiniment contre le Mal. Et le Mal, dans la communauté politique, a, comme toujours depuis la République de Platon[1], deux visages : soit l’Impur, soit l’Inégal. La Cité doit donc être soit une communauté d’égaux, dont l’unité parfaite est garantie par le fait que tout est commun entre eux ; soit une communauté pure, dont l’unité parfaite est garantie par le fait que tous sont de même provenance. Elle se définit soit par le commun des avoirs (rien ne doit appartenir à quiconque si ce n’est à tous) soit par l’identité des êtres (aucun ne doit être étranger) : le commun que nous avons (ou que nous devrions avoir) ou celui que nous sommes (ou que nous devrions être). Bien entendu, dans cette union de l’idéalisme révolutionnaire et du réalisme programmatique, le Bien absolu, le Pur, le Commun, est une idéalité toujours hors d’atteinte : c’est le combat à mort contre le Mal qui devient l’obsession de ces régimes de terreur.

Le Pur doit commencer par exclure. Mais il n’en finit pas d’exclure parce que le déjà purifié n’est jamais assez pur. Au point que l’idée se mue en délire infini d’évincer, puis de chasser, enfin d’exterminer. Les Juifs et les Tziganes, incarnant le microbe malin menaçant la pureté de la race et du sang aryens, devaient être traqués jusque dans les moindres recoins des territoires sous domination nazie, avant d’être éliminés comme des poux.

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Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard).

Livre Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences Fayard, 2010, 396 pages.

 

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Les idées ne mènent pas le monde. Pourtant, les représentations que les hommes se font de leur humanité le font tourner dans un sens ou dans l’autre. À l’origine des grandes révolutions scientifiques, il y a une idée philosophique de l’homme : l’« animal rationnel » de l’Antiquité est lié à la naissance des sciences naturelles ; à l’âge classique, l’« âme étroitement unie à un corps » de la métaphysique cartésienne est indissociable de la physique mathématique ; le « sujet assujetti » du structuralisme était l’objet privilégié des sciences humaines triomphantes du siècle passé ; et le vivant défini par ses « capacités cognitives » marque la victoire actuelle des neurosciences.
Chaque définition de l’homme charrie aussi son lot de croyances morales et d’idéologies politiques, d’autant plus puissantes qu’elles semblent soutenues par les certitudes scientifiques de leur époque. Derrière l’esclavagisme ou le racisme, à l’origine du totalitarisme ou des formes les plus subtiles de l’antihumanisme contemporain, se trouve une définition de notre humanité. C’est toujours au nom de ce qu’est l’homme ou de ce qu’il doit être que l’on prescrit ce qu’il faut faire et ne pas faire. L’idée d’humanité se situe à l’entrecroisement d’un rapport aux savoirs qu’elle permet de garantir et d’un rapport à des normes qu’elle permet de fonder. Elle est donc le lieu de toutes les confusions et l’enjeu de toutes les querelles de légitimité.
Quelle idée de l’homme peut-elle encore être la nôtre aujourd’hui qu’on le décrète un « animal comme les autres » ? Que reste-t-il de notre humanité si elle ne peut plus se définir par sa place entre divinité et animalité ?
L’« animal rationnel » n’a pas dit son dernier mot. Pas plus que l’humanisme, que l’on dit pourtant « épuisé ».