Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences.

Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard, 2010).

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Introduction

Un beau jour, à la fin du siècle dernier, l’homme a changé. A la lumière de la psychanalyse ou de l’anthropologie culturelle, il était soumis depuis une trentaine d’années au poids des structures, déterminé par ses conditions sociales ou familiales, gouverné par des désirs inconscients, dépendant de son histoire, de sa culture, de sa langue. C’était en somme un « sujet assujetti ». Cet homme des sciences humaines et sociales qui, au milieu du siècle, s’épanouissait dans le paradigme structuraliste de Lévi-Strauss, Benveniste ou Lacan, et qui triomphait encore chez Bourdieu, cet homme-là s’est effacé furtivement du paysage. De nouvelles sciences nous parlaient d’un nouvel homme. C’était les neurosciences, les sciences cognitives, la biologie de l’évolution. L’homme qu’elles dessinaient n’avait rien à voir avec le précédent : il était soumis au poids de l’évolution des espèces, déterminé par ses gènes, dépendant des performances de son cerveau. C’était en somme un « animal comme les autres ». On était passé de l’« homme structural » à « l’homme neuronal », selon le titre du livre marquant de Jean-Pierre Changeux[1]. On avait, comme on dit, « changé de paradigme ». Bien sûr, pour définir les conditions de notre humanité, il y avait toujours des psychanalystes, des linguistes ou des anthropologues, mais il y avait aussi désormais, et de plus en plus, des psychologues évolutionnistes, des linguistes cognitivistes et des paléo-anthropologues.

Leur controverse, qui dure encore, n’est pas que théorique ; elle a des enjeux pratiques. Un exemple : l’autisme. A l’époque de l’« homme structural », en France, l’autisme était l’affaire de la psychanalyse : c’était une « maladie mentale » cataloguée « psychose ». La Forteresse vide de Bruno Bettelheim et son concept de « mères réfrigérateurs », emprunté à Léo Kanner (l’inventeur du syndrome de l’« autisme infantile précoce ») faisaient autorité. Les lacaniens avançaient divers concepts descriptifs ou explicatifs qui tous rapportaient l’autisme à un défaut de relation à la mère (à son « signifié »), à une carence de la symbolisation primaire, etc. Une ou deux générations plus tard, à l’âge de l’« homme neuronal », la Haute Autorité de la Santé et la Fédération Française de Psychiatrie, se référant à la classification des maladies par l’OMS, la CIM10, a recommandé en octobre 2005 de considérer désormais l’autisme comme un trouble neuro-développemental. De même, en décembre 2007, la Communauté Européenne a défini l’autisme comme une pathologie d’origine biologique. Ce n’est pas un simple changement nosologique ni même une mutation épistémologique. C’est aussi un tournant « éthique », comme le montre l’avis 102 du Comité Consultatif National d’Éthique de novembre 2007.

Ce n’est qu’un exemple et on pourrait en citer beaucoup d’autres. Car notre façon de prendre en charge les anorexiques, de réprimer ou de soigner l’homosexualité ou justement de ne pas la réprimer ni la soigner, d’éduquer les enfants ou de punir les délinquants, de traiter les animaux ou de mesurer le pouvoir des machines, dépendent de la définition que l’on donne de l’homme. S’agit-il de déterminer quels êtres sont dotés de « droits » ? Certains, hier, au temps de « l’homme structural », dénonçaient l’idée même de « droits de l’homme » comme un leurre destiné à masquer la réalité des rapports sociaux ou la relativité des cultures ; d’autres, aujourd’hui, au temps de « l’homme neuronal », n’hésitent pas à étendre les droits au-delà des frontières de l’humanité, au nom de la communauté naturelle que nous formons avec les animaux. En changeant d’humanité, on a bouleversé nos grilles d’évaluation morale et juridique. Faut-il s’en réjouir ? Faut-il s’en plaindre ? Il faut d’abord le constater ; en chercher les raisons et en mesurer les effets. Car de la réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? », dépendent peut-être tout ce que nous pouvons connaître et tout ce que nous devons faire.

C’est au fond ce qu’affirmait Kant. Pour lui, les interrogations humaines fondamentales sont les suivantes : « Que puis-je savoir ? » – question métaphysique; « Que dois-je faire ? » – question morale ; « Que puis-je espérer ? » – question religieuse. Mais elles dépendent toutes d’une quatrième : « Qu’est-ce que l’homme ? ». En effet, « on pourrait au fond ramener les autres à la question anthropologique, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière » [2]. Répondre à la question de l’homme serait en quelque sorte la meilleure façon, peut-être la seule possible, de répondre aux questions que l’homme se pose.

Prenons cette remarque au sérieux. Mesurons par exemple les conséquences ultimes de la définition de l’homme comme une « créature divine ». Si l’homme est essentiellement et n’est rien d’autre qu’une créature divine, alors non seulement le sens de l’existence humaine se trouve éclairé mais les trois autre questions sont pratiquement résolues ; je sais que je puis espérer l’immortalité et le salut (ou la damnation) ; je sais aussi ce que je peux savoir : tout ce qui a été révélé par Dieu aux hommes dans ses livres, par ses prophètes ou dans ses différentes manifestations directes ; et je sais aussi ce que je dois faire et ne pas faire : c’est tout ce qui est commandé ou interdit par Dieu, par tel de ses médiateurs reconnus, ou par tel écrit dans lequel sont consignées ses volontés (ou celles que lui prêtent les interprètes légitimes) — depuis le mode de faire cuire les viandes ou de choisir son conjoint, jusqu’aux manières de traiter les femmes, les voleurs, les hérétiques ou les mécréants.

D’autres exemples sont évidemment possibles. Supposons que l’homme soit défini comme un « être essentiellement historique ». Ne sait-il pas alors ce qu’il doit faire : accomplir sa destinée « depuis toujours déjà », inscrite dans son essence ? Ne sait-il pas aussi ce qu’il peut en espérer : la réalisation de cette essence, par exemple la rédemption de sa condition mortelle, la résurrection — ou encore la victoire définitive du prolétariat, etc. ? Autre exemple, plus commun : si les êtres humains, les vrais, ce sont les « gens d’ici » —les blancs, les Grecs, les aryens — par opposition à ces sous-hommes là-bas — les noirs, les barbares, les juifs —, ou si, plus généralement, les seuls hommes, c’est « nous », tout simplement, « nous autres, les gens de la tribu » (puisqu’en de nombreuses langues on désigne d’un même mot son propre groupe ethnique et l’humanité en général), par opposition à « eux », les autres, alors ces vivants bipèdes gargouillant un drôle de sabir sont sûrement des bêtes nuisibles, ou peut-être quelques divinités merveilleuses. (Tandis que l’Espagnol, rappelle Lévi-Strauss, alternait enquêtes minutieuses et exterminations systématiques pour savoir si l’Indien était un animal ou un homme – défini comme un « être vivant doté d’une âme immortelle » — l’Indien cherchait à vérifier si les Blancs étaient bien ces vivants immortels qu’ils prétendaient être en immergeant les prisonniers pour voir si leur cadavre était ou non soumis à la putréfaction[3].) Dites-moi donc comment vous définissez l’homme, je vous dirai ce que vous croyez pouvoir savoir, ce que vous pensez devoir faire et ce que vous pouvez en espérer.

 

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La question de l’homme est trop importante pour demeurer une interrogation purement spéculative. Nécessairement le concept d’humanité déborde en tous sens. Il déborde d’abord vers la sphère du savoir où il peut servir de caution à des connaissances diverses : « Puisque l’homme est ceci, on peut savoir cela ». Mais il déborde aussi vers la sphère sociale où il peut servir des intérêts pratiques variés et contribuer à justifier diverses idéologies morales ou politiques : « Puisque l’homme est ceci, on peut ou on doit faire cela ». Dans les quatre figures de l’homme que nous nous proposons d’analyser s’entrecroisent ainsi des vérités et des normes, des réponses aux questions « que peut-on savoir ? » et « que doit-on faire ? » A une nuance près : nous réserverons le terme de « savoir » à la seule connaissance scientifique, sans en étendre l’usage à n’importe quelle croyance socialement partagée. Nous entendons donc par figure de l’humanité, une conception philosophique de l’humanité (une réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? »), qu’elle soit explicite ou implicite, qui prend appui sur des connaissances ou des théories scientifiques (qu’elles relèvent des sciences exactes ou des sciences humaines) et sur laquelle prennent appui des normes, des règles ou des valeurs. Plus simplement, une figure de l’homme est l’entrecroisement d’un rapport à un savoir qu’elle permet de garantir et d’un rapport à des normes qu’elle permet de fonder.

Nous avons fait allusion ci-dessus à deux de ces figures : celle de l’« homme structural » et celle de l’« homme neuronal ». C’est des pratiques scientifiques elles-mêmes que nous les avons tirées. Le portrait que nous avons esquissé à gros traits du « sujet assujetti » ou de l’« animal comme les autres », nous l’avons induit du point de vue convergent de différentes disciplines regroupées dans un même paradigme — structuraliste ou cognitiviste. Aucune d’entre elles ne formule explicitement une telle conception philosophique de l’homme, qui n’est que le point de fuite de leur visée commune.

Procédons à l’inverse. Partons non plus des théories et pratiques scientifiques mais des définitions philosophiques de l’homme. Demandons-nous ce que sont les plus communes et les plus influentes de l’histoire. De l’Antiquité nous est parvenue l’idée que l’homme est un « animal rationnel », c’est-à-dire un organisme vivant distinct de tous les autres parce qu’il possède le logos (langage ? raison ?). Cette idée, qui a sa source dans la philosophie d’Aristote, a trouvé à s’alimenter et à se développer dans le stoïcisme, puis elle a traversé les siècles, est passée aux Pères de l’Église, notamment Saint Augustin chez qui la formule prend un tour nettement dualiste — l’animalité étant le destin de l’homme après la chute, la rationalité étant la marque de l’esprit —, elle est reprise dans la philosophie thomiste où elle récupère un sens plus aristotélicien, la rationalité étant conçue comme la forme de l’animalité, elle est critiquée par Descartes, etc. De l’âge classique, et justement de Descartes ainsi que de tous ceux qui se sont inscrits dans le sillage de sa philosophie, nous est parvenue une autre définition métaphysique de l’homme, comme étant « l’étroite union d’une âme et d’un corps » — définition qu’on pourrait presque confondre avec la précédente dans certaines de ses mutations, à ceci près que celle-ci est clairement dualiste puisque le problème principal des cartésiens consiste à savoir comment l’homme peut être un, tout en étant l’union de deux substances hétérogènes, une âme pensante et un corps spatial. Telles sont deux des définitions les plus marquantes de l’histoire de la philosophie. Elles trouvent leur source chez Aristote et Descartes, respectivement l’« inventeur » de la métaphysique dans l’Antiquité et son réinventeur moderne.

Mais Aristote et Descartes ne sont pas seulement des métaphysiciens. Ils sont aussi des savants, et même des physiciens, même si c’est évidemment en des sens différents : la science naturelle que fonde et pratique Aristote dans l’Antiquité (essentiellement ce que nous nommerions la biologie, notamment la zoologie) est fort différente de celle que fonde et pratique Descartes à l’âge classique, la physique mathématique. Il est cependant indéniable qu’ils se concevaient au moins autant comme des « physiciens » que comme des philosophes ou des métaphysiciens. La thèse que nous souhaitons soutenir les concernant, ou plutôt concernant les fameuses conceptions de l’homme qu’ils développement dans leur philosophie est que, au-delà de leur sens indéniablement métaphysique auquel on les a généralement confinées, ces définitions ne peuvent se comprendre que dans le cadre de leurs respectifs projets épistémologiques, c’est-à-dire en fait de la révolution dans la science naturelle qu’ils prétendaient fonder. Dit à l’inverse : la science ancienne de la nature que concevait Aristote a pris appui sur une certaine conception de l’homme — celle que la tradition a retenue sous la formule simplifiée d’« animal rationnel » — qui était pour lui l’objet par excellence de la connaissance scientifique. De même, la science moderne de la nature que Descartes se proposait de fonder a trouvé sa garantie dans l’idée que l’homme était « l’étroite union d’une âme et d’un corps » qui représentaient pour lui les deux pôles, respectivement subjectif et objectif, de la nouvelle physique. Dans les deux cas, ces conceptions de l’homme, corrélats nécessaires d’une démarche scientifique, n’étaient pas sans conséquences morales et politiques : eux-mêmes les envisagent dans leur philosophie, d’autres à leur suite les ont développées. L’animal rationnel de l’Antiquité et l’union de l’âme et du corps de l’âge classique nous sont donc apparus comme deux autres « figures de l’homme », au sens que nous donnons à ce terme : entrelacs d’exigences scientifiques et morales.

Nous souhaitons donc montrer que, dans ces quatre cas, il existe une étroite corrélation entre certaines définitions philosophiques de l’homme (animal rationnel, union d’une âme et d’un corps, sujet assujetti, animal comme les autres) et certaines grandes mutations dans l’ordre du savoir : naissance de la science naturelle dans l’Antiquité, naissance de la physique moderne à l’âge classique, unification structuraliste des sciences humaines au XXe siècle, naturalisation des méthodes de connaissance de l’homme au XXIe siècle.

Pourtant il semble bien, du moins à première vue, que cette corrélation est inverse dans les deux premières figures et dans les deux dernières. Dans le cas d’Aristote et de Descartes, les définitions sont explicites. Elles apparaissent dans un discours philosophique qui semble avoir son autonomie, déterminées par des raisons essentiellement métaphysiques et sans lien direct avec des exigences scientifiques. Ce que nous proposons, c’est de remonter vers leur raison d’être implicite : un projet scientifique de connaissance de la nature. Dans ces deux figures, la définition philosophique de l’homme fonde ou du moins garantit le projet scientifique, c’est-à-dire l’adéquation d’une théorie, la valeur de la méthode ou l’exactitude des connaissances. C’est parce que l’homme est X que telle science est assurée. Dans les deux autres figures, celles de l’homme structural ou neuronal, il semble que tout soit inversé. Les définitions philosophiques sont implicites parce que les sciences humaines se veulent indépendantes de toute conception « métaphysique » de l’homme et déterminées par des raisons proprement positives, seulement scientifiques. Ce que nous proposons, c’est de « redescendre » vers la définition de l’homme sur laquelle, implicitement, elles convergent. Dans ce cas, c’est donc le projet scientifique (la théorie soutenue, la méthode employée, les connaissances acquises) qui fonde ou du moins qui garantit une certaine définition de l’homme. C’est parce que tel groupe de sciences est assuré que l’homme est X. Les choses se présentent donc ainsi : dans les deux premières figures, une définition philosophique de l’homme permet de fonder un projet scientifique, alors que dans les deux dernières, c’est la définition philosophique de l’homme qui est scientifiquement fondée. La corrélation paraît bien inverse dans les deux cas.

Est-ce toutefois si simple ? Dans le cas des deux premières figures, au contraire de leur autonomie apparente dans le discours philosophique, les définitions de l’homme sont en réalité dépendantes d’exigences épistémologiques. Mais il se pourrait aussi que, en retour, ces figures de l’homme permettent à ces philosophes de fonder leur projet scientifique : une certaine figure de l’homme était nécessaire à leur conception de la science. Il en va de même, mutatis mutandis, dans les deux dernières figures : les discours scientifiques qui paraissent déterminer, en toute autonomie, les contours singuliers d’une certaine figure de l’homme, sont-ils si indépendants qu’ils le voudraient d’une figure de l’homme posée a priori ? Au fond, doit-on se contenter de dire — par exemple — que la sociologie met en évidence les traits irréductiblement sociaux de l’humanité ? Ne peut-on pas aussi soutenir, à l’inverse, qu’elle doit poser a priori le caractère social de certaines actions ou institutions pour légitimer ses propres méthodes d’investigation, la sociologie elle-même ? Autre exemple : Doit-on se contenter de dire que les sciences cognitives montrent que la pensée humaine peut être décrite comme une suite d’opérations logiques effectuées sur des symboles abstraits ? N’est-il pas permis de supposer qu’il faut se représenter la pensée humaine comme un calcul pour pouvoir justifier le paradigme cognitiviste ? Qu’est-ce qui est premier et fonde l’autre ? L’idée qu’on se fait de l’homme ou l’idée de ce que doit être la connaissance ? Contentons-nous pour l’instant de poser cette question, qui est au cœur de notre première partie.

 

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On se demander aussi : que faut-il entendre par « science » ? Et comment mettre dans le même sac l’astronomie antique (géocentrique) ou les classifications aristotéliciennes des animaux, manifestement mortes, l’optique ou la mécanique de Descartes, vivantes même si certains de leurs concepts sont réfutés, la sociologie, la linguistique ou l’histoire, qui sont tenues pour des sciences « molles », voire la psychanalyse ou la psychologie évolutionniste, dont le statut de sciences est contesté ? Nous ne pouvons, dans le cadre de cet ouvrage, entreprendre de traiter une question aussi complexe que celle du rapport entre d’un côté la scientificité générale d’une discipline, d’une méthode, d’une théorie, de connaissances ou de concepts et d’un autre côté leur historicité. Une discipline peut être historiquement morte (la syllogistique aristotélicienne ou la psychométrie de Wolf) tout en étant scientifique (au contraire de l’astrologie ou de l’orgonomique [4]). Des théories (comme l’astronomie de Ptolémée, la classification de Linné, le phlogistique de Becher et Stahl) peuvent être réfutées tout en étant scientifiques : ce serait même, selon le fameux « critère de démarcation » de Karl Popper, la définition d’une théorie scientifique d’être réfutable, au contraire des pseudo-sciences. Une méthode peut être abandonnée, des connaissances considérées comme caduques, tout en ayant été scientifiquement vivantes — et donc en demeurant scientifiques dans leur « esprit ». Toutes ces distinctions générales et ces frontières particulières sont certes éminemment contestables et font d’ailleurs l’objet d’âpres discussions, pour ne pas dire de polémiques, entre d’un côté les sociologues ou ethnologues des sciences, plus ou moins relativistes par vocation, et d’un autre côté, les épistémologues, absolutistes par devoir. Elles ne peuvent être tranchées ici. Ajoutons qu’il faudrait aussi pouvoir relativiser la notion de scientificité qui est forcément vague — ce qui ne signifie pas que les sciences, elles, le soient ! : il y a non seulement différentes modalités de scientificité (sciences formelles, sciences exactes, sciences « humaines » et beaucoup de variantes ou d’intermédiaires) mais aussi, sans doute, différents degrés de scientificité (notamment pour les théories). Contentons-nous de dire, assez dogmatiquement, que nous souhaitons employer ici le terme de « science » dans un sens qui refuse à la fois le relativisme (la science serait toute forme de savoir tenue pour légitime à un certain moment par une certaine communauté) et l’idéalisme (la science serait la forme de savoir absolument et universellement vraie). Le relativisme réduit la science à son histoire, l’idéalisme est incapable de rendre compte de l’historicité des connaissances scientifiques. Du premier refus, nous déduisons que « l’entreprise scientifique » en général, qui se réalise toujours dans des disciplines particulières, s’oppose à toutes les formes de connaissance irrationnelles, invérifiables, incommunicables, non-critiques, ou purement empiriques ; ou, pour le dire positivement et classiquement, nous entendrons par science toute entreprise de connaissance d’un domaine particulier qui s’efforce d’en décrire et d’en expliquer les phénomènes, en confrontant ses concepts et ses théories à l’expérience, au moyen de méthodes transmissibles. A ce titre, nous considérerons la classification des animaux d’Aristote, la mécanique cartésienne, la sociologie durkheimienne, la psychanalyse freudienne, l’anthropologie lévi-straussienne, la grammaire générative et transformationnelle, la psychologie cognitive, les neurosciences computationnelles, comme des entreprises scientifiques, même si certains voire tous leurs concepts sont caduques, même si certaines de leurs théories voire toutes sont réfutées.

Le fait de considérer toutes les entreprises — et donc toutes les théories, les connaissances, les concepts — scientifiques comme voués à l’historicité et donc à la caducité nous empêche de tomber dans « l’idéalisme » et de penser que la science atteint — ou même vise — des vérités. Les connaissances scientifiques ne sont pas vraies ou fausses, elles ne visent pas la vérité mais la certitude, du moins une certitude rationnellement justifiée et inséparable de la théorie dans laquelle elles s’insèrent.

Ce point, lui aussi forcément discutable, est important pour notre propos. Dans la première partie de ce livre, où nous nous efforçons d’éclaircir les corrélations entre quatre concepts de l’homme et quatre grandes mutations dans l’ordre du savoir scientifique, nous ne plaidons ni pour ni contre la vérité d’aucun de ces concepts. Nous ne soutenons pas que l’homme est plus « animal rationnel » qu’il n’est « une âme étroitement unie à un corps », ni d’ailleurs qu’il l’est moins ; nous ne prétendons pas que l’homme est plutôt un « sujet assujetti » ou plutôt un « animal comme les autres ». La question de savoir ce qu’il en est, à nos yeux, de « notre humanité » ne sera pas abordée avant notre chapitre de conclusion. Nous n’avons pas non plus la prétention de « trancher » entre les paradigmes structuraliste et cognitiviste, ni de « critiquer » tel ou tel type de méthode ou de discipline. Nous nous efforçons seulement, dans cette première partie, de dire ce qu’il faut supposer que l’humanité soit pour que tel type de savoir soit possible. Ces quatre figures de l’homme sont donc toutes également légitimes — ce qui ne signifie pas « vraies » — en ce qu’elles ont permis, ou du moins facilité, des moments de rupture et, il faut bien le dire, de progrès des connaissances scientifiques.

 

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Ce que nous entendons par figures de l’homme peut donc être ramené à deux inférences.

(1) Si la science montre que X, c’est que l’homme est Y[5]

(2) Puisque l’homme est Y, il faut faire (ou ne pas faire) Z.

La première partie de ce livre est consacrée à l’analyse des quatre variantes de la première inférence selon notre quatre figures. La troisième partie est consacrée à l’étude des quatre variantes de la seconde inférence.

Comme nous venons d’en avertir le lecteur, les quatre figures apparaissent comme également valides lorsqu’elles sont situées dans leur contexte épistémologique, comme c’est le cas dans la première partie. Il n’en va toutefois nullement de même lorsqu’on les extrait de ce cadre et qu’on les considère telles quelles comme des définitions réelles et absolues de l’homme, comme c’est le cas dans la protase de l’inférence (2) ci-dessus : « l’homme est Y ». On remarquera en effet que cette seconde inférence doit tenir la proposition énonçant ce qu’est l’homme pour une proposition vraie, ce qu’aucune science ne peut jamais affirmer dans l’absolu. Peut-être même ne peut-elle jamais montrer ce qu’est l’homme si ce concept est supposé a priori par elle comme un postulat épistémologique ou méthodologique, une condition de validité de son entreprise.

C’est à considérer la seconde inférence en elle-même, qui prétend déduire du concept de l’homme des règles de conduite, des normes morales ou des valeurs politiques, qu’est consacrée notre troisième partie. Là non plus, il n’y va pas de la vérité des quatre concepts de l’humanité, mais seulement de la légitimité des règles, des normes ou des valeurs qu’on prétend en déduire. En science, on évalue les connaissances à leurs principes, en morale on évalue les normes à leurs effets. Les quatre figures de l’homme, cette fois, ne se jugent pas à leur valeur épistémologique (à ce titre, elles sont également valides) mais aux conséquences bonnes ou mauvaises qu’on a pu en tirer, ou qu’on peut encore en tirer lorsqu’on les tient pour des définitions vraies de l’homme. Si tout recul des bornes de ce que l’on peut savoir est corrélé à une nouvelle réponse à la question « qu’est-ce l’homme ? », celle-ci entraine aussi une modification de ce qu’il peut faire, c’est-à-dire à la fois de ce qu’il se permet ou s’interdit de faire et de ce qu’il est permis ou interdit de lui faire.

Des quatre figures de l’homme, on peut certes, à chaque fois, inférer la valeur d’un d’humanisme universaliste tranquille : tous les hommes sont également des animaux rationnels ; ou des substances pensantes qui partagent le même bon sens ; ou des sujets parlant une langue particulière et relevant d’une culture singulière (toutes égales) ; ou des êtres naturels ayant tous un patrimoine génétique semblable. Mais ces figures de l’humanité ont plutôt eu leur revers. Ainsi l’animal rationnel qui a pu a servir de modèle à la science aristotélicienne, a pu aussi, et pour longtemps, justifier l’esclavage ou la domination des femmes. C’est parce qu’on posait que l’homme était une « substance pensante étroitement liée à un corps », qu’on pouvait traiter tous les autres êtres vivants comme de la matière brute. L’homme structural étant un acteur social et historique abusé, une conscience nécessairement illusionnée, ne pouvait-il pas aussi être considéré comme un « sujet assujetti » à tous les totalitarismes ? Quant aux neurosciences, qui promettent de le réunifier par son cerveau et ses gènes, elles ne peuvent sans doute le faire qu’à condition de supposer implicitement que l’homme est une machine pensante ou un animal libéral.

Certes l’esclavage et la domination des femmes, la chosification des habitants de la biosphère, le totalitarisme ou la biopolitique ont d’autres causes réelles que ces concepts de l’homme : ces idéologies sont indéniablement le fruit de conditions historiques, économiques, sociales, etc. Les idées ne mènent pas le monde. Mais elles se justifient, se font admettre et par conséquent partager au moyen d’autres idées, parmi lesquelles l’idée d’homme est une des plus puissantes Au principe de toutes les idéologies, croyances ou pratiques humaines, à la source des mœurs, à la racine de la paix, des guerres, des conquêtes et de toutes les grandes mutations historiques, il y a sans doute, implicite ou explicite, une certaine définition de notre humanité. Mais ce qui donne une apparence de légitimité particulière à certaines d’entre elles, c’est qu’elles prétendent se fonder, directement ou indirectement, sur « la » science, c’est-à-dire sur la forme de connaissance qui, elle, est en effet la seule légitime. Notre époque n’a que trop tendance à confondre la question de la légitimité des connaissances scientifiques avec celle du bien-fondé de leurs usages ou de leurs détournements idéologiques. L’idée d’humanité, qui porte déjà en elle-même une charge passionnelle considérable et qui est, selon nous, au croisement de concepts théoriques et de notions pratiques, est donc plus que jamais le lieu de toutes les confusions et l’enjeu de sérieuses querelles de légitimité. C’est du moins ce que nous nous efforçons de montrer dans ce livre.

 

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Reste la question centrale — à laquelle est consacrée la deuxième partie. Pourquoi ces quatre figures ? Et d’ailleurs pourquoi parler de « figures » plutôt que de concepts ou de définitions ?

Parler de figures, c’est d’abord poser que ces conceptions de l’homme ont non seulement une validité (épistémologique) et un usage (moral) mais aussi une valeur transhistorique. Prises en eux-mêmes, indépendamment du sol historique sur lequel elles se sont développées, elles constituent des types toujours disponibles pour une pensée de l’homme. Elles épuisent, peut-être, toutes les figures possibles, du moins celles qui sont ancrées dans la positivité des savoirs : l’homme comme être singulier situable dans l’ordre des vivants et dans l’ordre du monde — celle qui nous vient de l’Antiquité grecque et en particulier de la philosophie d’Aristote ; l’homme comme conscience et comme intériorité pensant une extériorité réduite à la matière — celle que nous a transmis l’âge classique et en particulier la philosophie de Descartes; l’homme comme « non sujet » déterminé par ses conditions d’existence familiale, sociale ou historique — figure issue du « paradigme structuraliste »  des sciences humaines et sociales ; l’homme comme être naturel, dû au formidable développement des sciences biologiques depuis la fin du XXe siècle, figure qui se cristallise dans le paradigme « cognitiviste ». Les deux premiers concepts ont permis, de deux manières opposées, de penser une science de la nature à partir de la place qu’ils assignaient à l’homme ; les deux concepts suivants ont rendu possible deux manières opposées de penser scientifiquement l’homme. Nous tenons donc ces quatre figures de l’homme pour des archétypes constants et universels, qui peuvent se définir par le croisement de deux critères. D’un côté : l’homme a-t-il une essence une, constante et universelle ou ne doit-on pas plutôt parler de l’irréductibilité des différentes cultures, des histoires, des populations humaines ? D’un autre côté : tout ce qui est proprement humain peut-il être compris ou expliqué au moyen d’une ontologie moniste (par exemple : l’homme est un simple être naturel), ou doit-on recourir à une ontologie dualiste, par laquelle l’homme possède des caractéristiques irréductibles à ceux des autres êtres naturels ?

Mais il y a plus. Nous soutenons que ces quatre figures forment système. Ce ne sont pas seulement des types, mais bien des figures, au sens que nous avons donné ailleurs à ce terme[6] : des figures qui se définissent les unes les autres, par le jeu de leurs identités, de leurs différentes et de leurs analogies mutuelles. Des figures qui pourraient s’inscrire dans un tableau à double entrée et qui constituent une unique configuration, où chacune est déterminée en creux par les traits qu’elle partage avec les trois autres et par ceux qui la différencient d’elles en partie.

Cette réduction des innombrables définitions de l’homme à quatre figures pourra paraître exorbitante. Il est évident que, à chaque époque, d’autres conceptions de l’homme peuvent être jugées aussi « importantes » que celles que nous avons privilégiées. Et d’ailleurs comment mesurer l’« influence » d’une idée ? A chaque moment de l’histoire des sciences ou des mœurs, il est constant qu’il n’y a pas un unique concept mais diverses conceptions rivales de l’humanité, de ce qu’elle est comme de ce qu’elle doit être ; et c’est certainement autant ces conflits, ou ces alternatives, qui constituent l’horizon d’une époque que le choix effectif en faveur de tel concept déterminé. Il est clair par exemple que, même à se borner au domaine de la connaissance de l’homme, notre « époque » se définit moins comme celle d’un seul paradigme — le nouveau naturalisme — que comme le moment de la rivalité entre deux paradigmes, celui des sciences humaines post-structuralistes et celui des neurosciences et des sciences cognitives. Il est clair aussi, à considérer l’histoire générale des idées, que le XVIIe siècle pourrait être vu comme un moment de bouillonnement intellectuel ou de concurrence entre différents paradigmes scientifiques, un champ de bataille entre différents concepts de l’homme (philosophiques, religieux), plutôt que comme le seul moment « cartésien » — réduction qui peut apparaître, au regard d’une solide histoire des idées, comme une simplification bien scolaire. A cette évidence, il serait possible d’opposer d’autres façons légitimes de concevoir l’histoire des idées — en adoptant sciemment un point de vue rétrospectif, comme d’autres l’ont fait pour l’histoire des sciences et en privilégiant les conceptions « sanctionnées, c’est-à-dire actuelles parce qu’agissantes », au détriment de celles qui sont « périmées » [7]. A cette aune, la pensée de Descartes apparaît bien comme le lieu où se sont croisés les principes de la nouvelle science que sa philosophie permettait de fonder, et une nouvelle conception de l’homme, dont il revenait à d’autres — voire à « l’histoire » elle-même — de tirer toutes les conséquences morales. Nous pourrions surtout répondre que nous avons préféré les constantes philosophiques, dans leur féconde clarté, aux variables historiques, dans leur foisonnante diversité. Ce sont ces constantes que nous avons nommé figures.

Car il ne s’agit pas seulement d’histoire des idées. Il s’agit de s’interroger sur notre humanité. Nous n’en proposons pas une nouvelle définition mais nous souhaitons évaluer ce qui nous reste des concepts philosophiques les plus puissants qui en ont été proposés. Nous plaidons finalement pour la valeur scientifique des quatre figures, y compris des deux actuellement en conflit, à condition qu’on ne les sépare pas de leur socle épistémologique et qu’on ne prétende pas les faire valoir en morale ou en politique. Nous plaidons aussi pour la valeur philosophique des deux premières figures, aussi bien celle de l’animal rationnel que celle de la substance pensante étroitement unie à un corps, à condition qu’on ne leur attribue aucun sens épistémologique. Et nous soutenons que, en morale et en politique, l’humanisme universaliste n’a pas dit son dernier mot, à condition qu’il demeure un horizon d’action et qu’on ne cherche pas à le fonder dans une quelconque « essence » ou « nature » humaine.

[1] Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Fayard, 1983.

[2] Emmanuel Kant, Logique, Vrin, 1982, p.25.

[3] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, p. 384.

[4] Rappelons qu’il s’agit de la discipline voulue par Wilhem Reich qui prétendait étudier et même recueillir le l’orgone, fluide vital cosmique universel (la libido freudienne physiquement réalisée) confirmant les doctrines vitalistes et permettant de soigner l’impuissance ou le cancer.

[5] Notons que cette proposition est volontairement équivoque, afin de respecter les deux interprétations suggérées ci-dessus, celle dans laquelle la définition de l’homme fonde le savoir, et celle dans laquelle elle est fondée par lui, autrement dit respectivement entre (1)’ « Pour que tel savoir scientifique X soit garanti, il faut admettre que l’homme est Y» et (1)’’ « Puisque tel savoir scientifique X est admis, alors l’homme est Y ».

[6] Voir L’être, l’homme, le disciple, Introduction, p. 7-13.

[7] Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968, Introduction, p. 13.