Ma rencontre avec mon maître livre de philosophie

Pour se rencontrer, il faut être deux. En philosophie aussi. Parce que c’était elle, parce que c’était moi. Il faut de part et d’autre quelque disposition. De sa part, il y avait cette effervescence : elle avait alors le vent de l’histoire en poupe. La presse se divisait : Sartre ou Foucault ? C’était l’époque séparant la Critique de la raison dialectique des Mots et les choses. De ma part, il y avait quelque inclination à la spéculation.

J’avais « lu », avant l’âge de quinze ans, un livre — pas jusqu’au bout évidemment, et sans doute pas du tout comme il faut — les Méditations métaphysiques de Descartes dans l’édition des classiques Larousse. J’avais cru y retrouver quelques-uns des fantasmes existentiels obscurs qui me poursuivaient depuis la fin de l’enfance : « Peut-être suis-je seul au monde. Car quelle preuve ai-je qu’il existe d’autres personnes voire un monde hors de moi, sinon l’idée que j’en ai ? Tout cela, ces gens, ces maisons, n’est peut-être qu’un décor à moi seul destiné (serais-je alors « l’élu » de quelque dieu, comme le peuple auquel je pensais appartenir, ou le seul rescapé du naufrage diabolique du monde ? Brr…) ; ou c’était plutôt comme un film… Mais si c’est un film, pensais-je, il doit bien y avoir un projectionniste, quelque bon ou mauvais démon qui… ». Ces pensées fiévreuses, je les eus vers l’âge de 13 ans, mêlées à d’autres angoisses, pubertaires et religieuses. Elles me tourmentaient, au point que, sans craindre la « contradiction pragmatique », comme on dirait aujourd’hui, je m’en étais ouvert à un ami — qui les partagea un instant, le temps sans doute de les trouver vaguement ingénieuses et totalement ridicules – et on n’en reparla jamais. Elles cessèrent de me poursuivre le jour où, ébloui et enthousiaste, je « lus » les Méditations. Ce fut comme une apparition. Ces élucubrations miennes, mi-angoissantes mi-exaltantes, il était donc possible de les rendre dans cette forme parfaite, aussi raisonnable et distincte que mes pensées étaient insensées et confuses. C’était donc cela, « la » philosophie ! Ce fut en tout cas ma rencontre avec elle. Quelque chose en moi y était disposé, mais le rendez-vous avec quelque immense Maître lointain la permit. J’ai pensé dès le premier instant, que c’était cela qu’il fallait faire. Penser comme cela. Et que cela méritait qu’on y consacrât sa vie. Cela, c’est-à-dire cette fusion intime d’une aventure existentielle à la première personne et d’une argumentation inébranlable à la troisième personne. Car que serait un travail philosophique qui ne s’efforcerait pas de mettre un peu de raison dans notre expérience du monde ?

Sur la forme, je n’ai pas changé d’avis. La philosophie que je voudrais pouvoir écrire et transmettre, c’est cela. C’est la rencontre de la vérité d’une expérience singulière et de la puissance d’une démonstration universelle. Sur le fond, pourtant, l’époque ne se prêtait guère aux méditations, encore moins si elles étaient métaphysiques. La doxa dominante était que la méditation, ou tout ce qui s’y apparentait, devait être laissée aux « philosophes de la conscience » — alors qu’il convenait de brandir l’étendard de la « philosophie du concept ». Quant à la « métaphysique », elle accordait les deux camps : elle était morte, on ne pouvait que l’enterrer ou en écrire la biographie critique. Les phénoménologues passaient un à un sous la coupe heideggérienne (« l’être au-delà de l’étant », « dépassement de la métaphysique », etc.), les marxistes et les bachelardiens dansaient sur le tombeau de Dieu ou du Sujet (il n’y avait pas de disciples du Cercle de Vienne pour danser avec eux). Les Méditations métaphysiques, il fallait les lire, bien sûr, mais non pour ce qu’elles disaient, encore moins pour se demander si elles disaient vrai, mais pour leur forme (« l’ordre des raisons », c’était Guéroult avant Descartes), et leur historicité, leur historialité, le symptôme qu’elles constituaient, l’épistémè dont elles témoignaient, etc. Quant à l’idée qu’il fallait, pour philosopher, se contenter de l’expérience et de la rationalité, et donc rejeter toute autre autorité, elle contrariait à ce point cette époque de Grands Maîtres de l’Histoire, et s’accordait si peu à l’âge où j’entrais finalement en philosophie, que moi-même je n’osais l’adopter, croyant plutôt les Maîtres que je rencontrai plus tard, lors de mes études à l’Ecole normale.

Il y en eut trois. Deux m’étaient donnés par l’institution, Althusser et Derrida. Il fallait choisir son camp et peu d’entre nous s’affiliaient à celui de Derrida. On ne peut imaginer aujourd’hui ce qu’a pu représenter le nom d’Althusser, en France et dans le monde, au cours des années 1970. Sa gloire était immense. Peu après mon arrivée au Brésil en 1980 (sous la dictature militaire finissante), la chaîne de télévision « Globo », un des plus grands réseaux du monde, ouvrit son journal de 20h par cette nouvelle invraisemblable qui parvint immédiatement jusqu’à la dernière favela du Nordeste : « Le célèbre philosophe français Louis Althusser a assassiné sa femme ! ». Qui l’a connu, qui l’a seulement rencontré, l’a aimé. L’homme était aussi doux que sa pensée était tranchante. Pour moi, il fut moins le maître à penser qu’il était pour le monde qu’un généreux confesseur. Outre quelques conversations sur la définition du « matérialisme », il me revient surtout d’avoir pu frapper à sa porte lorsque je me sentais mal, sans imaginer le mal infini dont lui même souffrait et qui n’altérait nullement sa bienveillance. De Derrida dont c’était la période calembours et ratatam, je garde le souvenir d’un enseignant scrupuleux et d’un showman hors pair. En l’écoutant déconstruire, je compris que j’aspirais à construire et j’appris à me méfier des mots. Mais avant de rencontrer Pierre Aubenque avec qui je résolus plus tard de m’embarquer, j’écrivis à Foucault pour qu’il accepte de diriger ma thèse. J’avais suivi deux ans ses cours au Collège de France. C’était lui le Maître attendu: sa manière, ses objets, ses positions, tout suscitait l’admiration et l’inspiration. Il avait cet art de prestidigitateur de faire tourner devant vous l’objet le plus trivial, pour brusquement vous en montrer une face inattendue. De longs mois plus tard, lorsque je compris que je n’aurais jamais sa patience pour passer mes journées à la BN à lire d’ennuyeux rapports de la « Société des observateurs de l’homme », ni son génie pour rendre tout cela infiniment passionnant, je lui écrivis une simple lettre pour lui avouer ma renonciation.

Il me fallut longtemps pour oser oublier tout ce que ces Maîtres m’avaient appris, et accepter de revenir à l’éblouissement de ma première rencontre avec la philosophie et à la leçon du maître livre de mon enfance. Je rêve toujours d’y être un jour fidèle.

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