Nature et culture du sexe
Article paru dans AOC.media du 1er février 2018
Depuis les débuts de ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Weinstein », les hommes ont plutôt tendance à se taire. En un sens, ils ont raison : la plupart des femmes se sont reconnues dans le mouvement #MeToo mais la plupart des hommes ne se reconnaissent dans aucun « porc ». Pourtant, c’est bien aussi d’eux (de nous) qu’il est question. Il y va à la fois de la libération des femmes et de la sexualité des hommes. Les deux problématiques se mêlent et il est difficile de les séparer tant la réalité est enchevêtrée. Il faut pourtant tenter de le faire car on gagne toujours à distinguer ce qui est confus.
D’un côté, il y a ce formidable mouvement d’insurrection spontanée des femmes contre toutes les formes de violence sexuelles : les crimes (les féminicides, les viols) et les délits (agressions, harcèlements) reconnus par la loi mais trop rarement condamnés par les tribunaux, aussi bien que les petites vexations quotidiennes qui échappent au filtre de la loi pénale. Ce mouvement est inédit par sa durée et par son ampleur. Il l’est aussi par le concentré des luttes qu’il représente.
C’est d’abord une révolte contre l’injustice. Elle est le pire des maux parce que la souffrance de la victime n’est pas compensée par le châtiment d’un coupable. Double peine. Une de ses représentations les plus universelles, c’est celle du salaud prospère, qu’incarne si bien le premier protagoniste de « l’affaire », à l’image de tant de puissants de par le monde qui jouissent à la fois d’une capacité indéfinie de nuire et du pouvoir illimité d’étouffer leurs forfaits. Voir une de ces canailles tomber est toujours une joie bénigne pour les amoureux de la justice. Et c’est faire un mauvais procès au mouvement que de parler de « victimisation ». Le fait que des victimes puissent exprimer leur souffrance marque toujours un progrès. Et il faut se réjouir que les évolutions récentes des procédures pénales permettent désormais aux tribunaux d’être des lieux où se manifeste non seulement la toute-puissance répressive de la loi sociale mais la voix des victimes. C’est d’ailleurs une des raisons d’être des juridictions de justice transitionnelle.
C’est ensuite une lutte émancipatrice pour la liberté l’expression. Car les victimes d’agression outre qu’elles ne portent généralement pas plainte, sont souvent condamnées au silence voire à la honte, en une forme de négationnisme d’autant plus violent qu’il est parfois imposé par d’autres femmes. Triple peine.
C’est enfin un combat pour l’égalité : pour les femmes, le droit, égal à celui des hommes, de sortir vêtues comme elles veulent, de se promener où elles veulent, de prendre les moyens de transport qu’elles veulent, sans se faire harceler, invectiver ou peloter ; en somme le droit de conquérir un espace public toujours réservé aux hommes, même dans les grandes métropoles occidentales contemporaines qui sont pourtant les lieux publics les plus accueillants aux femmes de toute l’histoire.
Cette triple révolte internationale d’anonymes est relayée et amplifiée par des militantes qui lui donnent une forme et un sens. Il s’agit pour elles de lutter contre le patriarcat ou la domination masculine qui, notent-elles à juste titre, s’inscrit toujours dans des institutions sociales historiquement variables. Les deux exigences ordinaires du militantisme sont le constructivisme et le volontarisme : on doit lutter contre toutes les formes politiques et sociales de domination en tant qu’elles sont socialement construites – donc contingentes et arbitraires – et il est possible de le faire parce qu’on ne peut déconstruire que ce qui a été construit. Il est vrai que les dominations s’abritent souvent sous le manteau de la « nature » : il y a des maîtres et des esclaves par nature, les Noirs sont naturellement inférieurs, les Indiens sont arriérés, etc. C’est aussi l’argument qui a généralement servi à justifier la soumission des femmes. Comme toute lutte politique, le mouvement d’émancipation des femmes est donc légitimement culturaliste (anti-naturaliste).
Pourtant, réduire ainsi « l’affaire » serait inexact. Car il ne s’agit pas seulement d’émancipation des femmes, il s’agit aussi de sexualité. Cette question n’a guère été abordée que par le biais des revendications libertaires (contre toutes les formes de censure, contre le puritanisme d’un certain féminisme, etc.) qui inspiraient, là aussi légitimement, le fameux Collectif des cent femmes. Quoi qu’il en soit, cela n’épuise pas la question de la sexualité posée par « l’affaire Weinstein ».
On en aurait d’abord pour preuve le fait que nombre de ceux qui dénoncent leur agresseur (Kevin Spacey, Bruce Weber, Mario Testino, etc.) sont des hommes. Certes, il y en a moins que de femmes, non pas parce que les femmes sont plus destinées à être des proies, mais parce que l’hétérosexualité est plus répandue que l’homosexualité chez les prédateurs – et chez les hommes en général. Il en irait de même si l’on examinait la proportion de petits garçons abusés par rapport aux petites filles. Ou encore si l’on se penchait sans préventions culturalistes sur la prostitution : les clients sont toujours des hommes, les prostitués sont généralement des femmes et parfois des hommes – preuve qu’on ne résoudra rien par des politiques prohibitionnistes, qui ne font que renforcer le pouvoir des trafiquants d’êtres humains, sans protéger les prostitué(e)s. Solution moraliste et hypocrite. Jadis on parlait de « misère sexuelle » pour les agriculteurs isolés ou les jeunes immigrés célibataires, mais cette notion est devenue taboue même lorsqu’il est question de l’accompagnement sexuel des handicapés, aujourd’hui interdite en France ! (Il semble que les femmes isolées souffrent davantage de « misère affective », ce qui n’est ni mieux ni moins bien.) Et ainsi de suite pour toutes les manifestations singulières de la sexualité masculine, laquelle peut se satisfaire (si l’on peut dire) de la prostitution, ou prendre parfois des formes pathologiques (« pédophilie ») et violentes (agressions) dans toutes les sociétés connues depuis le paléolithique. Preuve qu’il y a bien un « problème » avec la nature de la sexualité, notamment masculine, comme on le sait depuis Platon. Mais dès qu’on aborde la question sous l’angle de la nature de la sexualité, les militantes s’insurgent contre ce retour du biologisme : elles estiment qu’il ne faut pas « naturaliser » les problèmes de domination (en quoi elles ont raison, même si les formules « à la Bourdieu » dont elles usent s’appuient sur une sociologie qui n’a pas le monopole du social), ni ceux liés à la sexualité, en quoi elles ont en partie tort pour deux types de raison, empiriques et théoriques.
Il y a au fond de ce raisonnement plusieurs confusions théoriques classiques. D’abord, en creux, le fameux « sophisme naturaliste ». Ce n’est pas parce qu’un phénomène est « naturel » qu’il est bon. On ne peut pas inférer ce qui doit être de ce qui est. Au contraire, une bonne partie des conquêtes libératrices se sont faites contre ce qui était bel et bien naturel, et non pas seulement contre ce qui passait pour l’être. C’est le cas de la plupart des institutions régulatrices des pratiques alimentaires (repas, prohibition de l’anthropophagie, etc.) ou sexuelles (mariage, prohibition de la polygamie, etc.). Les praticiens des « sciences sociales militantes » usent d’un autre sophisme implicite, corollaire du précédent : penser ou faire croire que ce qui est « social » est moins contraignant (et donc plus facile à défaire) que ce qui est « naturel ». Il est légitime que les militants le postulent, il n’est guère rationnel que les sociologues le décrètent (sauf ceux qui assimilent leur discipline à un « sport de combat »).
Un autre sophisme apparaît dès que l’on parle de différences naturelles entre le masculin et le féminin, lesquelles ne se ramènent pas toutes aux différences sociales de « genres » : penser ou faire croire que « différence implique inégalité » – et partant, que toutes les inégalités sont injustes. C’est là une forme pathologique de l’égalitarisme qui nuit à l’égalitarisme véritable des droits.
Mais il y a aussi des raisons pratiques et même morales d’accepter, dans l’ordre de la sexualité, des explications de type naturaliste. Jusqu’aux années 1980, l’homosexualité était tenue, d’un côté, par les psy., comme une pathologie ou une perversion – avec le lot de souffrances qui en découlaient pour les hommes (qui pâtissent presque autant de l’idéologie viriliste que les femmes) ; et d’un autre côté, par les sociétés et par les lois, comme un « fléau social » à anéantir – avec le lot de punitions et de répressions, parfois horribles, que cela impliquait et que cela suppose encore dans de nombreux pays. L’admission récente par les sociétés occidentales que cette sexualité était une « orientation » possible et pour ainsi dire « naturelle », et surtout la reconnaissance de la parole même des homosexuels qui se vivaient comme étant homosexuels, l’affirmation que c’était là leur nature intime, a eu des effets libérateurs considérables, au point que ce fut une des grandes révolutions morales du XXe siècle. (Il en va de même, plus récemment, de la transsexualité). Preuve que toute naturalisation, notamment de la sexualité, n’a pas toujours les effets délétères qu’on lui prête.
Mais il y a un autre versant de la sexualité, qu’elle soit masculine ou féminine, dont ce mouvement est révélateur, c’est l’impossible juridicisation du désir. Le consentement est un concept juridique essentiel : il permet de distinguer le viol de l’amour, autrement dit le mal du bien. Cette opposition doit demeurer absolue et obéir à un principe clair : « Non, c’est non ! » – quelles que soient les vicissitudes du désir masculin, soi-disant irrépressible, ou du désir féminin, prétendument fluctuant. Au-delà de cette limite, l’acte d’amour se change en son contraire. Faudrait-il légiférer plus avant afin de modeler le texte de la loi sur les aléas infinis du désir ? Faudrait-il par exemple lui adjoindre de nouvelles normes, protégeant mieux les femmes de l’emprise masculine et les hommes des malentendus supposés qui en résultent ? C’est le sens de la proposition d’un consentement non seulement éclairé et implicite, mais affirmatif et explicitement réitéré à chaque étape de l’acte « sexuel » – auquel il serait donc difficile de faire la sourde oreille ! C’est ce qui se pratique déjà sur nombre de campus américains et c’est ce que s’apprête à voter le Parlement suédois. On peut penser que cela ne résoudrait rien, car on ne parviendra jamais à enserrer complètement le désir, forcément incertain, fragile et même contradictoire, dans la logique du tiers-exclu qui est celle de la loi définissant les actes criminels. On ne sait pas au juste si l’on désire ni ce que l’on désire. On désire et on ne désire pas. Le désir ne va pas sans fantasmes, sans représentations, sans frustrations, sans perversions parfois, sans beauté souvent, sans vulnérabilité aussi, de part et d’autre. Ces nouvelles normes ne contribueraient-elles pas à le fragiliser encore et à renforcer la misère sexuelle des uns ou la misère affective des autres ? J’en connais plus d’un, et même plus d’une, qui, effrayés par les contraintes de ces nouvelles normes, se réfugieraient dans la masturbation : il paraît que, elle, au moins, ne rend pas sourd !
Francis Wolff
PHILOSOPHE , PROFESSEUR ÉMÉRITE AU DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE DE L’ENS- ULM