Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences.

Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard, 2010).

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Introduction

Un beau jour, à la fin du siècle dernier, l’homme a changé. A la lumière de la psychanalyse ou de l’anthropologie culturelle, il était soumis depuis une trentaine d’années au poids des structures, déterminé par ses conditions sociales ou familiales, gouverné par des désirs inconscients, dépendant de son histoire, de sa culture, de sa langue. C’était en somme un « sujet assujetti ». Cet homme des sciences humaines et sociales qui, au milieu du siècle, s’épanouissait dans le paradigme structuraliste de Lévi-Strauss, Benveniste ou Lacan, et qui triomphait encore chez Bourdieu, cet homme-là s’est effacé furtivement du paysage. De nouvelles sciences nous parlaient d’un nouvel homme. C’était les neurosciences, les sciences cognitives, la biologie de l’évolution. L’homme qu’elles dessinaient n’avait rien à voir avec le précédent : il était soumis au poids de l’évolution des espèces, déterminé par ses gènes, dépendant des performances de son cerveau. C’était en somme un « animal comme les autres ». On était passé de l’« homme structural » à « l’homme neuronal », selon le titre du livre marquant de Jean-Pierre Changeux[1]. On avait, comme on dit, « changé de paradigme ». Bien sûr, pour définir les conditions de notre humanité, il y avait toujours des psychanalystes, des linguistes ou des anthropologues, mais il y avait aussi désormais, et de plus en plus, des psychologues évolutionnistes, des linguistes cognitivistes et des paléo-anthropologues.

Leur controverse, qui dure encore, n’est pas que théorique ; elle a des enjeux pratiques. Un exemple : l’autisme. A l’époque de l’« homme structural », en France, l’autisme était l’affaire de la psychanalyse : c’était une « maladie mentale » cataloguée « psychose ». La Forteresse vide de Bruno Bettelheim et son concept de « mères réfrigérateurs », emprunté à Léo Kanner (l’inventeur du syndrome de l’« autisme infantile précoce ») faisaient autorité. Les lacaniens avançaient divers concepts descriptifs ou explicatifs qui tous rapportaient l’autisme à un défaut de relation à la mère (à son « signifié »), à une carence de la symbolisation primaire, etc. Une ou deux générations plus tard, à l’âge de l’« homme neuronal », la Haute Autorité de la Santé et la Fédération Française de Psychiatrie, se référant à la classification des maladies par l’OMS, la CIM10, a recommandé en octobre 2005 de considérer désormais l’autisme comme un trouble neuro-développemental. De même, en décembre 2007, la Communauté Européenne a défini l’autisme comme une pathologie d’origine biologique. Ce n’est pas un simple changement nosologique ni même une mutation épistémologique. C’est aussi un tournant « éthique », comme le montre l’avis 102 du Comité Consultatif National d’Éthique de novembre 2007.

Ce n’est qu’un exemple et on pourrait en citer beaucoup d’autres. Car notre façon de prendre en charge les anorexiques, de réprimer ou de soigner l’homosexualité ou justement de ne pas la réprimer ni la soigner, d’éduquer les enfants ou de punir les délinquants, de traiter les animaux ou de mesurer le pouvoir des machines, dépendent de la définition que l’on donne de l’homme. S’agit-il de déterminer quels êtres sont dotés de « droits » ? Certains, hier, au temps de « l’homme structural », dénonçaient l’idée même de « droits de l’homme » comme un leurre destiné à masquer la réalité des rapports sociaux ou la relativité des cultures ; d’autres, aujourd’hui, au temps de « l’homme neuronal », n’hésitent pas à étendre les droits au-delà des frontières de l’humanité, au nom de la communauté naturelle que nous formons avec les animaux. En changeant d’humanité, on a bouleversé nos grilles d’évaluation morale et juridique. Faut-il s’en réjouir ? Faut-il s’en plaindre ? Il faut d’abord le constater ; en chercher les raisons et en mesurer les effets. Car de la réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? », dépendent peut-être tout ce que nous pouvons connaître et tout ce que nous devons faire. Continuer la lecture de « Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences. »

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, PUF, 2013, collection « MétaphysiqueS » ouvrage collectif sous la direction de Francis Wolff, 226 pages.

Avec les contributions de Paul Clavier, Elie During, Frédéric Ferro, Franck Lihoreau, Quentin Meillassoux, Frédéric Nef, David Rabouin, Jean-Baptiste Rauzy.

 

En dépit de toutes les proclamations sur la « mort de la métaphysique », la philosophie ne peut aujourd’hui, pas plus qu’hier, se passer de l’interrogation métaphysique. Si elle décidait d’abandonner l’enquête sur les questions au-delà de l’expérience, elle laisserait le champ libre à toutes les spéculations irrationnelles, aux charlatanismes de la quête spirituelle, aux marchands d’illusion illuminée.
La question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » semble réunir à elle seule quelques vertus et tous les péchés que l’on prête à la métaphysique. Certainement insoluble, elle en montre bien le caractère ridicule, dépassé, voire inepte. Évidemment radicale, elle indique ce que la métaphysique a d’inévitable, de nécessaire, voire d’ultime. Elle est en tout cas un nœud de difficultés et de concepts dont les doctrines classiques sont loin d’avoir épuisé les possibles et sur lesquels la discussion s’avère encore féconde.
La première partie de ce livre interroge donc la question elle-même : est-elle une ou multiple, a-t-elle un sens ou non, quelles raisons a-t-on pu avancer pour la disqualifier ou pour prétendre y avoir répondu ? C’est à approfondir quelques réponses nouvelles, et possibles, qu’est consacrée la seconde partie qui fait surgir d’autres problèmes : la plausibilité des réponses théistes et naturalistes, la pensabilité du néant, l’impossibilité d’un monde vide, les limites du principe de raison suffisante.

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Lire l’introduction : « (Re)faire de la métaphysique ? »

Lire le chapitre III « Une question hybride ? »

Dans ce chapitre, je tente d’analyser à ma manière la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? », tout en fournissant à la fois quelque motif pour la disqualifier dans sa formulation et proposer quelques pistes pour comprendre l’illusion dont elle est porteuse et l’inévitabilité avec laquelle elle s’impose. J’entreprends l’analyse de la question « pourquoi », et j’oppose ses présupposés et ses exigences à ceux de la question « qu’est-ce que » (opposition traitée au chapitre 2 de Dire le monde), les deux façons de rendre raison des entités primordiales, les événements d’un côté, les « choses » de l’autre. De ces exigences se déduit aisément que la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » impose un type de réponse qui contredit la règle propre au « pourquoi » (une entité s’explique par une autre) raison et qui correspondrait plutôt aux exigences d’arrêt imposées par le « qu’est-ce que » (une entité s’explique par elle-même). Il n’y a pas de sens à chercher la cause de l’existence de quoi que ce soit ; et poser la question « pourquoi quelque chose plutôt que rien ? », c’est implicitement, ou subrepticement, « événementialiser » l’existence, par ailleurs « chosifiée ». C’est ce que prouvent par les effets les confusions auxquelles mènent inévitablement les deux voies directes classiques pour répondre à la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »: la réponse théiste et la réponse nécessitariste, comme les voies indirectes (« rien » serait impossible). Reste à se demander comment une telle confusion entre catégorie de « choses » et catégorie d’ »événements » est possible. On avance une solution naturaliste à ce problème. Il y a peut-être un gain adaptatif pour les animaux «métaphysiques» à faire fonctionner pour eux-mêmes ces instruments de repérage que sont ces deux questions, et donc à en croiser les exigences.

Le temps comme concept hybride

Je m’efforce ici de dépasser l’opposition stérile entre temps de la conscience (auquel, dit-on, devrait s’en tenir prudemment le philosophe) et temps du monde (réservé croit-on, aux théories physiques) tout en distinguant deux concepts de temps. Dans la ligne de Dire le monde (chap. 2), je tente de montrer que le concept objectif de temps (celui par lequel nécessairement nous pensons) est «hybride», c’est-à-dire constitué de deux concepts cohérents mais incompatibles. Au contraire de ce qu’on soutient souvent, je montre que la notion de présent (et donc la suite passé-présent-futur, que j’appelle le devenir) est objective et ne doit rien à l’indexicalité de cette notion. Il doit cependant y avoir une manière de différencier conceptuellement le présent des évènements présents du présent des évènements passés. Remontant à Kant via Frege, je m’efforce de montrer que, si l’existence est un prédicat de deuxième ordre et vaut tant pour les choses passées que pour les choses présentes, l’existence présente est un prédicat de troisième ordre par lequel il s’appose au passé. Je soutiens ensuite que les deux concepts de temps (le temps de la série de concepts « antérieur/postérieur – simultané ») et le temps-devenir) correspondent respectivement à deux nécessites ontologiques liées à notre schème conceptuel, l’être des substances et l’être des évènements. Je retrouve, du côté du « temps de la conscience », ces deux exigences indépendantes.

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Revue de métaphysique et de morale, 2011/4 – n° 72, p. 487 à 512.

Qu’est-ce que se demander ce qu’est la réalité ? (Perspectives sur le livre Zêta de la Métaphysique )

M. Narcy et A. Tordesillas (éd.), La Métaphysique d’Aristote  : perspectives contemporaines, Paris, Vrin , 2006 (Études aristotéliciennes).

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