Echange avec Tristan Garcia sur les gilets jaunes

Texte écrit le 7 décembre 2018, publié sur AOC.media le 18 décembre 2018 puis dans « Gilets jaunes; Hypothèses sur un mouvement », ed. La Découverte, 2019.

Tristan Garcia et Francis Wolff: Échange de mails sur: Les « Gilets jaunes », et après?

Francis Wolff à Tristan Garcia : – J’espère que tu vas bien. Personnellement, je suis déprimé par les événements politiques (le « mouvement dit des « Gilets jaunes »), dont je ne vois guère ce qui peut résulter de positif. Je suppose que tu ne réagis pas comme moi.

Tristan Garcia à Francis Wolff   – Je suis plus indécis que toi: il n’en ressortira certainement rien de très bon, mais le mouvement, dans toute son ambiguïté, me semble aussi excitant: après des décennies de lutte réservée soit aux fonctionnaires, soit aux étudiants, soit aux « racisés » de banlieue, soit aux minorités sexuelles, un groupe qui nous semblait informe devient peut-être conscient de lui-même: la classe moyenne blanche appauvrie, périurbaine… Je ne sais pas ce que ça donnera, mais on se plaignait tellement que seules « l’espèce » (je pense aux mouvements animalistes abolitionnistes), la « race », le « genre » soient encore des catégories politiques, que le simple fait de revoir des revendications de classe, parfois bien étayées (le rétablissement de l’ISF), est tout de même porteur d’espoir. Bien sûr, cela se fait à la manière du début du XXIe siècle: après la désyndicalisation complète (l’échec de la grève à la SNCF aura marqué la mort du syndicalisme français, je le crains), par agglomération erratique, au gré des réseaux sociaux, sans culture politique telle qu’on la connaissait au XXe siècle (A.G., mandats, représentants, etc.). Prions en tout cas pour ne pas récolter à la fin Cinq Etoiles ou Bolsonaro, bien sûr.

FW à TG : – Je suis d’accord avec toi, c’est un mouvement inédit parce que c’est un mouvement social et même classiste (les « petits blancs » pauvres périurbains). Je disais seulement : « je ne vois pas ce qui peut en résulter de positif ».

Il y a en effet deux manières de l’évaluer: du point de vue des principes (causes, motifs, etc.) ou du point de vue des conséquences (effets, résultats, etc.).

Du point de vue des principes, le mouvement est ambigu: d’un côté il y a une composante « de gauche » (contre les inégalités sociales et territoriales, contre le déficit démocratique, pour la solidarité dans les luttes) et une composante « de droite » (révolte anti-fiscale, anti-élites, anti-écolo, etc.). Tantôt l’un domine, tantôt l’autre, ce qui d’ailleurs, en termes sociologiques, est significatif de l’ambiguïté de sa composition sociale (petits employés d’un côté, petits patrons de l’autre). On se sent solidaire de gens qui souffrent et on admire forcément ceux qui osent lutter – mais le mouvement est, au mieux, naïf, en fait contradictoire (plus d’Etat d’un côté, moins d’Etat d’un autre côté) et au pire souvent tyrannique. En somme: c’est du pré-marxisme (une révolte de classes sans conscience de classe et hors du cadre de la production) à l’heure des réseaux sociaux hyper-individualistes et de leur fausse horizontalité « égalitariste » : discours de haine, montée aux extrêmes, théories complotistes,fake news, etc.

Du point de vue des conséquences, le mouvement ne peut pas ne pas être négatif, à cause de sa dimension non seulement apolitique ou a-syndicale, mais plus gravement anti-politique.

Ce sont les mêmes classes sociales, qui, pour les mêmes motifs, ont voté pour le Brexit (« ral’bol des élites hors sol ») et en Italie pour le Mouvement « Cinq étoiles ». En France, comme d’habitude, cela se manifeste dans les rues et par le blocage.

Première hypothèse: le mouvement parvient à se structurer. Mais étant donné son anti-politisme, il ne peut le faire que comme en Italie: un leader démagogique émerge, par exemple une vedette du show-biz ou un clown. C’est ce qui a failli se passer avec Cyril Hanouna il y a deux semaines. Il ne nous resterait donc que le face à face Le Pen-Hanouna. Catastrophe !

Deuxième hypothèse: il ne parvient pas à se structurer. Il n’a d’autre solution que de se dissoudre dans l’idéologie populiste du R.N. (qui, rappelons-le, est à 20%), pour l’instant habilement en retrait mais bien en embuscade (puisque c’est justement les classes sociales qu’il vise depuis son tournant idéologique « anti-libéral ») – au contraire de Ruffin, absolument pathétique dans ses assauts de surenchère démagogique, comme s’il avait derrière lui un PC à 20% ! Je note aussi que les groupes para-militaires de l’ultra-droite se joignent, désormais pour la première fois, aux zadistes et aux black-block pour attaquer la police en vue d’instaurer un climat insurrectionnel. Cela ne sent pas bon.

Troisième hypothèse (compatible avec la précédente): le mouvement pourrit. On risque alors d’entrer dans une période de guerre civile froide. Comme il n’y a pas d’alternative politique crédible (ni parti, ni syndicat, etc.: la classe ouvrière est laissée à elle-même), et comme nous vivons à l’heure des « droits subjectifs » sans limite ni mesure, cela ne peut qu’exciter les passions anti-démocratiques, un « sauve-qui-peut-chacun-pour-soi », un trumpisme ou un bolsonarisme rampants « à la française », alimentés par le raidissement autoritaire des classes dominantes menacées ainsi que par l’inéluctable retrait de l’Etat et des services publics (puisque la social-démocratie a été laminée), un repli xénophobe comme presque partout (même en Espagne, désormais !), une dislocation de l’Union européenne (déjà bien mal en point avec le Brexit, l’Italie, la Hongrie, la Pologne, etc.) face aux Etats-Unis de Trump, à la Russie de Poutine et à la Chine de Xi Jinping, qui n’attendent que cela, une aggravation des crises écologiques, en somme l’achèvement du mouvement anti-Lumières : le rêve de Bannon ou de Zemmour. J’arrête là ma liste désespérée mais je pourrais continuer. J’attends tes lumières pour me redonner une lueur d’espoir car je ne suis pas sûr que tes « prières » suffisent.

TG à FW : Ton analyse est impitoyable, mais juste. Ma seule réserve tient à ce que je ne suis plus sûr qu’on puisse analyser ces mouvements comme on le faisait, notamment en s’interrogeant sur leurs débouchés politiques – en tout cas électoraux. La seule certitude de ce point de vue, à mon avis, est que cela scelle la mort politique de Macron, qui en unissant les classes supérieures de (centre-)gauche et de droite derrière lui a uni les classes moyennes basses de gauche et de droite contre lui. Il ne retrouvera jamais sa martingale, la formule magique de son élection, et pourra prétendre à 10% aux élections, certainement, pas plus.

Quant à ceux qui sortiront vainqueurs des prochaines élections, peut-être une alliance de la droite et du Rassemblement National, je me dis qu’ils gagneront de toute manière soit ces élections, soit les prochaines: électoralement, c’est fichu. Je ne crois même pas que les Gilets Jaunes précipiteront ce processus: il était écrit depuis longtemps, depuis Sarkozy, peut-être depuis le second tour de 2002.

Mieux vaut regarder où il y a à gagner de ces mouvements. Il me semble qu’on assiste depuis quelques années à des expériences politiques qui ne construisent rien, ni parti, ni projet, ni programme, comme on avait l’habitude de le réclamer, mais qui réapprennent aux individus à faire de la politique. C’est une sortie de la lente dépolitisation, depuis les années 80. Les ZAD, les black blocks, Cortège de tête, les Indigènes, Adama ou le comité Rosa Parks (pour parler de ce que je connais!), mais aussi, dans l’autre camp, la Manif pour tous, les Veilleurs, etc.: ce sont des mouvements qui rendent des groupes conscients de leur existence, qui permettent de tester l’existence d’un corps politique, de sa cohérence, de sa solidarité – même s’il n’a pas d’esprit, pas de programme, pas d’intention claire qui permettrait de transformer l’expérience politique concrète en projet politique. Ce sont d’abord des réactions, qui proviennent de l’impression que les forces adverses sont progressé, et qui, à l’occasion d’un événement déclencheur, rassemblent des individus qui ne savaient plus à quelle classe ils appartenaient, ou qui le savaient abstraitement.

Bien sûr, c’est en grande partie mensonger (comme toujours la conscience de classe), puisque cela met ensemble des petits patrons, des autoentrepreneurs, des ouvriers, des intérimaires, des fonctionnaires, mais cela dégage une caractéristique commune, un ou plusieurs intérêts communs, et ça réapprend à être ensemble, à prendre conscience de ce à quoi l’on appartient, à défendre des intérêts, à aller sur le terrain, à tenir tête à ceux qui les attaquent, etc. Je suis d’accord, c’est presque archaïque – mais c’est le préalable pour retrouver un jour des projets politiques qui ne soient pas de simples souhaits, des vœux pieux, même intéressants, comme ceux de Raphaël Glucksmann, par exemple.

Je crois qu’il faut y voir des expériences politiques fondatrices de conscience commune. Deux solutions dès lors: si l’on est (très) pessimiste, c’est le début de l’organisation de camps dans une sorte de guerre civile larvée, dont tu parles; si l’on est (très) optimiste, c’est le retour du politique, de l’affrontement entre des groupes qui incarnent et défendent des idées de ce que doit devenir la société. Comme on assiste ces derniers jours à des efforts de convergence avec les lycéens, les étudiants, des associations de « racisés », certains syndiqués de la base, peut-être même certains syndicats policiers!, et même si c’est désordonné (mais quel mouvement populaire ne l’est pas?), je penche pour la seconde option. Et il ne tient qu’à nous de rejoindre le mouvement, d’essayer de lui donner un tour progressiste, sinon révolutionnaire, et de ne pas l’abandonner aux forces qui nous révulsent ou nous font peur…

FW à TG : – Sur ce dernier point je ne partage pas ton (relatif) optimiste. « Il ne tient qu’à nous », dis-tu… Qui est ce « nous » ? Le problème, c’est que justement, je crois ce mouvement incapable structurellement de créer du nous. Il a beau se sentir porté par la solidarité, mais ce n’est pas une vraie solidarité, encore moins une conscience de classe, seulement une addition d’individualités créée illusoirement par les réseaux sociaux. Peut-être y a-t-il un nous qui se cherche, mais ce n’est pour l’instant que celui du ressentiment, ce qui ne porte guère à l’espérance « progressiste ». Je comptais sur toi pour me sortir de mon pessimisme, mais à te lire, je ne suis guère moins désespéré. Au moins, cela m’a fait du bien d’avoir pu discuter de la situation avec toi. Malgré nos divergences, je me sens moins seul.

 

Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences.

Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard, 2010).

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Introduction

Un beau jour, à la fin du siècle dernier, l’homme a changé. A la lumière de la psychanalyse ou de l’anthropologie culturelle, il était soumis depuis une trentaine d’années au poids des structures, déterminé par ses conditions sociales ou familiales, gouverné par des désirs inconscients, dépendant de son histoire, de sa culture, de sa langue. C’était en somme un « sujet assujetti ». Cet homme des sciences humaines et sociales qui, au milieu du siècle, s’épanouissait dans le paradigme structuraliste de Lévi-Strauss, Benveniste ou Lacan, et qui triomphait encore chez Bourdieu, cet homme-là s’est effacé furtivement du paysage. De nouvelles sciences nous parlaient d’un nouvel homme. C’était les neurosciences, les sciences cognitives, la biologie de l’évolution. L’homme qu’elles dessinaient n’avait rien à voir avec le précédent : il était soumis au poids de l’évolution des espèces, déterminé par ses gènes, dépendant des performances de son cerveau. C’était en somme un « animal comme les autres ». On était passé de l’« homme structural » à « l’homme neuronal », selon le titre du livre marquant de Jean-Pierre Changeux[1]. On avait, comme on dit, « changé de paradigme ». Bien sûr, pour définir les conditions de notre humanité, il y avait toujours des psychanalystes, des linguistes ou des anthropologues, mais il y avait aussi désormais, et de plus en plus, des psychologues évolutionnistes, des linguistes cognitivistes et des paléo-anthropologues.

Leur controverse, qui dure encore, n’est pas que théorique ; elle a des enjeux pratiques. Un exemple : l’autisme. A l’époque de l’« homme structural », en France, l’autisme était l’affaire de la psychanalyse : c’était une « maladie mentale » cataloguée « psychose ». La Forteresse vide de Bruno Bettelheim et son concept de « mères réfrigérateurs », emprunté à Léo Kanner (l’inventeur du syndrome de l’« autisme infantile précoce ») faisaient autorité. Les lacaniens avançaient divers concepts descriptifs ou explicatifs qui tous rapportaient l’autisme à un défaut de relation à la mère (à son « signifié »), à une carence de la symbolisation primaire, etc. Une ou deux générations plus tard, à l’âge de l’« homme neuronal », la Haute Autorité de la Santé et la Fédération Française de Psychiatrie, se référant à la classification des maladies par l’OMS, la CIM10, a recommandé en octobre 2005 de considérer désormais l’autisme comme un trouble neuro-développemental. De même, en décembre 2007, la Communauté Européenne a défini l’autisme comme une pathologie d’origine biologique. Ce n’est pas un simple changement nosologique ni même une mutation épistémologique. C’est aussi un tournant « éthique », comme le montre l’avis 102 du Comité Consultatif National d’Éthique de novembre 2007.

Ce n’est qu’un exemple et on pourrait en citer beaucoup d’autres. Car notre façon de prendre en charge les anorexiques, de réprimer ou de soigner l’homosexualité ou justement de ne pas la réprimer ni la soigner, d’éduquer les enfants ou de punir les délinquants, de traiter les animaux ou de mesurer le pouvoir des machines, dépendent de la définition que l’on donne de l’homme. S’agit-il de déterminer quels êtres sont dotés de « droits » ? Certains, hier, au temps de « l’homme structural », dénonçaient l’idée même de « droits de l’homme » comme un leurre destiné à masquer la réalité des rapports sociaux ou la relativité des cultures ; d’autres, aujourd’hui, au temps de « l’homme neuronal », n’hésitent pas à étendre les droits au-delà des frontières de l’humanité, au nom de la communauté naturelle que nous formons avec les animaux. En changeant d’humanité, on a bouleversé nos grilles d’évaluation morale et juridique. Faut-il s’en réjouir ? Faut-il s’en plaindre ? Il faut d’abord le constater ; en chercher les raisons et en mesurer les effets. Car de la réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? », dépendent peut-être tout ce que nous pouvons connaître et tout ce que nous devons faire. Continuer la lecture de « Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences. »

Trois utopies contemporaines

Trois utopies contemporaines

Nous avons perdu les deux repères qui permettaient autrefois de nous définir entre les dieux et les bêtes. Nous ne savons plus qui nous sommes, nous autres humains. De nouvelles utopies en naissent. D’un côté, le post-humanisme prétend nier notre animalité et faire de nous des dieux promis à l’immortalité par les vertus de la technique. D’un autre côté, l’animalisme veut faire de nous des animaux comme les autres et inviter les autres animaux à faire partie de notre communauté morale.

Alors forgeons une nouvelle utopie à notre échelle. Ne cherchons plus à nier les frontières naturelles — celles qui nous séparent des dieux ou des animaux — et défendons un humanisme conséquent, c’est-à-dire un cosmopolitisme sans frontières

 

Introduction Mort et renaissance des utopies

 Nous sommes fatigués des utopies.

Nous sommes las des utopies littéraires ou des songeries sur la Cité idéale : les utopies en acte que furent les totalitarismes du xxe siècle nous en ont dégoûtés. Les horreurs réelles des unes nous empêchent de rêver aux autres.

Nos anciennes utopies

De Platon à Thomas More, d’Étienne Cabet à Fourier, les utopies disaient le refus du présent et du réel : « Il y a du mal dans la communauté des hommes. » Mais elles ne lui opposaient pas le futur ni même le possible ; elles décrivaient un impossible désirable : « Voilà où il ferait bon vivre ! » Ce n’étaient pas des programmes politiques échafaudant les moyens d’atteindre une fin raisonnable. Elles se contentaient de vouloir le meilleur. Et mieux valait le Bien jamais qu’un moindre mal demain. Elles étaient révolutionnaires, mais en paroles : « Les hommes vivent ainsi, ils ont toujours vécu ainsi, il devraient enfin vivre autrement. » Ainsi en allait-il de toutes les utopies communistes du xixe siècle. Lorsqu’il fallait passer aux travaux pratiques, on s’efforçait de fonder, ailleurs et pour quelque temps, une petite communauté réelle plus ou moins conforme aux rêves. Les utopistes étaient révolutionnaires quand ils n’étaient pas réalistes et quand ils étaient réalistes, ils n’étaient pas révolutionnaires. Ils ne visaient jamais à extirper le Mal une fois pour toutes et à renverser les communautés politiques existantes pour y instaurer le Bien. Par exemple Étienne Cabet avec son communisme chrétien imaginait la cité idéale d’Icarie et tentait de fonder une colonie icarienne à La Nouvelle-Orléans en 1847. Charles Fourier avec son phalanstère était en quête d’une harmonie universelle qui se formerait librement par l’affection de ses membres. Le plus réaliste de tous, Saint-Simon, décrivait une société fraternelle dont les membres les plus compétents (industriels, scientifiques, artistes, intellectuels, ingénieurs) auraient pour tâche d’administrer la France le plus économiquement possible, afin d’en faire un pays prospère où règneraient l’intérêt général et le bien commun, la liberté, l’égalité et la paix ; la société deviendrait un grand atelier. Mais le rêve d’une association des industriels et de leurs ouvriers reposant sur la fraternité, l’estime et la confiance s’est dissout dans la réalité des grandes entreprises capitalistes des saint-simoniens, au canal de Suez ou dans les chemins de fer français.

Et il en va de même, au fond, des théoriciens du « communisme scientifique » au xixe siècle, Karl Marx et Friedrich Engels. Ils étaient certes à la fois authentiquement révolutionnaires et profondément réalistes parce qu’ils fondaient leur projet politique sur une analyse du fonctionnement économique et historique du capitalisme, mais l’idée communiste et l’abolition de la propriété privée demeuraient chez les auteurs du Manifeste à l’état d’ébauche un idéal abstrait et pour ainsi dire vide, en cas tout aussi utopique que chez les théoriciens français. Dans les Manuscrits de 1844, l’idée communiste n’est qu’une pure spéculation conceptuelle autour de « l’appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme » ou « la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité ». Dans L’Idéologie allemande elle est une formule purement verbale désignant « le mouvement réel qui abolit l’ordre établi ». Chez Engels, elle est « l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat » (Principes du communisme). Elle est même plus vague et plus abstraite chez les marxistes que chez les utopistes, coupée qu’elle demeure de toute tentative pour la fonder conceptuellement et de toute analyse concrète des moyens de la réaliser. Elle est encore comme un songe de Cité idéale où « chacun recevrait selon ses besoins », selon une formule qui circule plus ou moins chez tous les utopistes français du communisme du xixe siècle.

Au contraire des précédentes, les utopies en acte des totalitarismes du xxe siècle se situent au croisement d’un idéal révolutionnaire (« casser en deux l’Histoire du monde », selon l’expression de Nietzsche dans Ecce Homo, reprise jadis par les maoïstes) et d’un programme réaliste de transformation politique radicale. Alors que les utopies, de Platon à Engels, se gardaient bien de se donner les moyens d’atteindre l’idéal afin d’en préserver la perfection, c’est l’inverse dans les utopies en acte : celles-ci doivent retarder infiniment l’atteinte de la fin pour mettre mieux en œuvre les moyens susceptibles de la réaliser. Il n’est donc plus question de songer au Bien mais de lutter indéfiniment contre le Mal. Et le Mal, dans la communauté politique, a, comme toujours depuis la République de Platon[1], deux visages : soit l’Impur, soit l’Inégal. La Cité doit donc être soit une communauté d’égaux, dont l’unité parfaite est garantie par le fait que tout est commun entre eux ; soit une communauté pure, dont l’unité parfaite est garantie par le fait que tous sont de même provenance. Elle se définit soit par le commun des avoirs (rien ne doit appartenir à quiconque si ce n’est à tous) soit par l’identité des êtres (aucun ne doit être étranger) : le commun que nous avons (ou que nous devrions avoir) ou celui que nous sommes (ou que nous devrions être). Bien entendu, dans cette union de l’idéalisme révolutionnaire et du réalisme programmatique, le Bien absolu, le Pur, le Commun, est une idéalité toujours hors d’atteinte : c’est le combat à mort contre le Mal qui devient l’obsession de ces régimes de terreur.

Le Pur doit commencer par exclure. Mais il n’en finit pas d’exclure parce que le déjà purifié n’est jamais assez pur. Au point que l’idée se mue en délire infini d’évincer, puis de chasser, enfin d’exterminer. Les Juifs et les Tziganes, incarnant le microbe malin menaçant la pureté de la race et du sang aryens, devaient être traqués jusque dans les moindres recoins des territoires sous domination nazie, avant d’être éliminés comme des poux.

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Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard).

Livre Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences Fayard, 2010, 396 pages.

 

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Les idées ne mènent pas le monde. Pourtant, les représentations que les hommes se font de leur humanité le font tourner dans un sens ou dans l’autre. À l’origine des grandes révolutions scientifiques, il y a une idée philosophique de l’homme : l’« animal rationnel » de l’Antiquité est lié à la naissance des sciences naturelles ; à l’âge classique, l’« âme étroitement unie à un corps » de la métaphysique cartésienne est indissociable de la physique mathématique ; le « sujet assujetti » du structuralisme était l’objet privilégié des sciences humaines triomphantes du siècle passé ; et le vivant défini par ses « capacités cognitives » marque la victoire actuelle des neurosciences.
Chaque définition de l’homme charrie aussi son lot de croyances morales et d’idéologies politiques, d’autant plus puissantes qu’elles semblent soutenues par les certitudes scientifiques de leur époque. Derrière l’esclavagisme ou le racisme, à l’origine du totalitarisme ou des formes les plus subtiles de l’antihumanisme contemporain, se trouve une définition de notre humanité. C’est toujours au nom de ce qu’est l’homme ou de ce qu’il doit être que l’on prescrit ce qu’il faut faire et ne pas faire. L’idée d’humanité se situe à l’entrecroisement d’un rapport aux savoirs qu’elle permet de garantir et d’un rapport à des normes qu’elle permet de fonder. Elle est donc le lieu de toutes les confusions et l’enjeu de toutes les querelles de légitimité.
Quelle idée de l’homme peut-elle encore être la nôtre aujourd’hui qu’on le décrète un « animal comme les autres » ? Que reste-t-il de notre humanité si elle ne peut plus se définir par sa place entre divinité et animalité ?
L’« animal rationnel » n’a pas dit son dernier mot. Pas plus que l’humanisme, que l’on dit pourtant « épuisé ».

 

Dire le monde (PUF)

 

« Que pouvons-nous dire du monde ? La thèse critique que nous nous proposons de défendre tente d’éviter tant la réponse du dogmatisme métaphysique que celle du relativisme linguistique. Nous tenterons donc ici de passer de la question : Qu’est-ce qui constitue le monde ? à la question : Que doit être le monde pour que nous puissions le dire ? Et cette conversion d’une position métaphysique à une position critique, nous tâcherons de l’effectuer à propos de chaque trait du monde « apparent » que nous envisagerons. » Qu’est-ce qui, dans le monde, existe réellement ? Peut-on tout savoir du monde ? Peut-on agir librement dans le monde ? Telles sont quelques questions que pose la philosophie populaire et les réponses se doivent d’être éclairées par l’un des acquis de la philosophie savante : le langage. Lui seul permet de dire le monde avant de pouvoir parler du monde.Dire le monde, Paris, Presses universitaires de France, 1997, réédition complétée, coll. « Quadrige », 2004.