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Lundi de la philo du 5 février de Maurizio Ferraris
5 février 2018-17:00 - 19:00
Discussion de l’exposé de Maurizio Ferraris (Univ. Turin, Italie):
La vérité à l’époque de la post-vérité
En voici le résumé:
À un certain point des Confessions, Augustin se pose une question élémentaire, presque comique : pourquoi me confessé-je à Dieu qui sait tout? Quel sens y a-t-il à raconter ma propre vie à quelqu’un qui en sait plus que moi sur moi ? La réponse est éclairante : Augustin dit qu’il veut faire la vérité, non seulement dans son cœur, mais également par écrit face à de nombreux témoins. Veut-il dit que la vérité se fabrique au même titre que la post-vérité ? Bien sûr que non, on peut difficilement penser refiler du fashionable nonsense à un être omniscient. Il veut plutôt dire que la vérité n’est pas seulement une possession intérieure, mais aussi un témoignage que l’on rend public et qui a une valeur sociale ; surtout, c’est quelque chose qui implique un effort, une activité, une capacité technique. Cherchons à situer cette position dans le cadre de la philosophie contemporaine. Dans ce but, je propose trois théories de la vérité : l’hypovérité, qui correspond à l’herméneutique mainstream ; l’hypervérité, qui est la théorie analytique mainstream ; et la mésovérité, qui est l’approche que je souhaite développer.
Les herméneutes ont développé une théorie épistémique de la vérité qui est en réalité une hypovérité, une vérité subordonnée, dans la mesure où elle est débarrassée de l’ontologie et consiste plutôt dans les schèmes conceptuels qui servent d’intermédiaire, et qui, de fait, constituent notre rapport au monde. Ainsi, les herméneutes remarquent à juste titre que la vérité ne réclame pas en elle-même un contexte ou des actions, mais ils vont trop loin lorsqu’ils prétendent que la vérité ne consiste que dans les procédures de vérification, et que l’idée d’un monde « en dehors », indépendant de nos schèmes conceptuels, est une naïveté pré-kantienne.
La majorité des philosophes analytiques développent au contraire une notion de vérité très forte. Appelons-la hypervérité, car elle postule une corrélation nécessaire entre ontologie et épistémologie, où la proposition « “la neige est blanche” est vraie (épistémologie) si et seulement si la neige est blanche (ontologie) » implique : si la neige est blanche, alors il est vrai que la neige est blanche, de sorte qu’il serait vrai que la neige est blanche même s’il n’y avait (s’il n’y avait eu, et n’y aurait jamais) d’humain à la surface de la terre.
À l’hypovérité et à l’hypervérité, j’oppose ce que j’appelle mésovérité. Pas tellement au sens où elle serait à mi-chemin entre les deux autres, mais en un sens qui insiste sur le rôle de la médiation technique entre ontologie et épistémologie, c’est-à-dire sur les dispositifs, les appareils et les opérations dont je parlais il y a un instant. Dans la mésovérité, la vérité n’est ni l’épistémologie qui modèle l’ontologie (comme le veulent les hypovéritatifs), ni l’ontologie qui se reflète dans l’épistémologie (comme le veulent les hypervéritatifs), mais bien une structure à trois termes, qui comprend l’ontologie, l’épistémologie et la technologie, celle-ci devant être considérée comme l’élément, jusqu’à présent largement sous-estimé par les philosophes, qui assure le passage de l’ontologie à l’épistémologie, et qui permet de faire la vérité. Pour la mésovérité, la vérité est le résultat technologique du rapport entre ontologie (ce qui existe) et épistémologie (ce que nous savons).