Gilets Jaunes : un mouvement antipolitique ou la réinvention d’un nous ?
Article paru dans Philosophie Magazine, n°129, février 2019.
La France péri-urbaine, pavillonnaire, cliente des centres commerciaux, celle qui travaille dur et gagne peu, celle qui n’est pas assez pauvre pour intéresser les plans pauvreté et qui n’est pas assez riche pour s’en sortir avec dignité, celle qui n’a jamais défilé avec les fonctionnaires ou la manif pour tous, décida un jour d’exprimer sa colère contre la taxation du diesel en bloquant les carrefours et en occupant les ronds-points. La droite applaudit : révolte fiscale, dit-elle. La gauche suivit : justice sociale, affirma-t-elle. L’extrême droite y vit le réveil des « petits blancs » abandonnés par la mondialisation. L’extrême gauche diagnostiqua l’insurrection qui vient. Et tous se mêlèrent au mouvement en soufflant sur les braises. Tous avaient pour cela de bonnes raisons puisque les « revendications » étaient mouvantes et contradictoires : plus d’Etat, moins d’Etat ; plus de dialogue, pas de dialogue, etc. Tous se trompaient cependant parce que la nature profonde de ce « mouvement », liée à l’époque, leur échappait. Il est anti-politique – il est animé par l’empire des « droits subjectifs » sans limite ni mesure. Il est anti-collectiviste – c’est une révolte classiste sans conscience de classe et hors du cadre de la production. Il est anti-hiérarchique – il dépend des réseaux sociaux et de leur fausse horizontalité « égalitariste » (discours de haine, théories complotistes,fake news, etc.)
Que faut-il craindre ? Qu’il se structure ? Etant donné sa nature anti-politique, ce ne pourrait être qu’autour d’une figure télévisuelle charismatique, comme en Italie, ce que faillit être Cyril Hanouna au début du mouvement. L’idée d’un mouvement « Cinq étoiles » à la française a fait long feu. Qu’il finisse par s’épuiser ? Il pourrait bien alors n’être que le premier d’une série de révoltes individualistes, hors de tout cadre institutionnel, social ou politique, fomentées par la seule puissance des réseaux sociaux. On entrerait alors dans une période de guerre civile froide, caractérisée par une exacerbation des passions anti-démocratiques au nom d’une exigence de « toujours plus de démocratie » (sous-entendu : qu’on m’entende, moi !), un « sauve-qui-peut-chacun-pour-soi-tout-de suite », un trumpisme « à la française » alimenté par le raidissement des classes dominantes, l’inéluctable retrait des services publics (puisque la social-démocratie a été laminée), l’accélération du démantèlement de l’Union européenne, une aggravation des crises écologiques, en somme l’achèvement du mouvement anti-Lumières : le rêve de Bannon ou de Zemmour.
Que pourrait-on en espérer ? Une vraie sortie par le haut supposerait une sortie du cadre national pour réclamer une justice fiscale et une lutte contre les politiques néolibérales à l’échelle européenne. Sa nature franco-française l’en empêche.
Alors, le seul espoir est que sa forme finisse par contredire sa nature. Il faut en effet prendre aux mots ceux qui, à chaque étape, quelles que soient les « victoires » obtenues, répètent : « on continuera jusqu’au bout ». Quel bout ? Le bout, pour eux, ce n’est pas quelque nouvelle concession du « pouvoir »… on sent bien qu’ils ne s’en satisferont jamais. Le bout qu’ils entrevoient, n’est-ce pas justement le sans-bout ? N’est-ce pas de pouvoir continuer à vivre ce qu’ils vivent ensemble, à chaque carrefour, sur chaque rond-point, pour la première fois et à leur grande surprise ? Ce qu’ils découvrent, au fond, ce qu’ils réinventent, ce sont ces sentiments dont leur mode de vie les a préservés : la solidarité, la fraternité, la chaleur du collectif. Allons plus loin. Ne pourrait-on pas espérer qu’ils fassent de cette réinvention d’un nous inattendu la source d’une « auto-institution de la société », à l’encontre même de la nature de leur lutte ? Ils découvriraient par exemple qu’ils pourraient se co-voiturer (double gain !), faire leurs courses collectivement pour obtenir des ristournes, s’entraider entre pavillons voisins, défendre ici un dispensaire menacée, faire rouvrir là une école primaire grâce à une institutrice à la retraite bénévole, etc. L’imaginaire est sans limite dès lors qu’il accepte d’être collectif. Et la démocratie commence à la base – et non dans les illusions de référendums à répétition.