Introduction
L’universel
Ce livre[1]est le dernier volet d’un triptyque consacré à l’idée d’humanité. Comme les deux précédents, il est parfaitement autonome.
En 2010, j’ai publié Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences(Fayard).J’y proposais une histoire critique des définitions philosophiques de l’homme en quatre grandes étapes, chacune comportant un avers scientifique et un envers moral. Premier moment de cette histoire, l’homme d’Aristote, « animal doué de raison », est lié à l’invention des sciences naturelles. Mais ce même homme a aussi pu justifier l’esclavage ou la domination des femmes : car si tous les êtres humains ont la même essence, tous ne sont pas également adéquats à cette essence. C’était le revers pratique de l’homme aristotélicien. Deuxième moment de ce parcours, l’homme de Descartes réunit en son essence le sujet et l’objet de la révolution scientifique de l’âge classique : la physique mathématique. Mais ce même homme a pu aussi justifier la réduction de tous les êtres vivants à de la matière brute. Tel était le revers pratique de l’homme cartésien. Troisième moment, l’homme des sciences humaines, au xxe siècle, était divisé contre lui-même et sa conscience nécessairement illusionnée. Revers pratique : toutes les critiques du droit, des libertés individuelles et de la démocratie représentative étaient ainsi justifiées. Une révolution scientifique a chassé la précédente. Sous l’œil des nouvelles sciences du vivant, depuis le tournant du xxie siècle – quatrième moment, actuel –, l’homme redevient un être naturel. Les neurosciences promettent de le réunifier par son cerveau et ses gènes. Mais elles ne peuvent le faire qu’à condition de dissoudre l’homme et d’en faire une machine pensante ou un animal sensible. Le post-humanisme et l’animalisme sont donc les revers inévitables de cet « homme neuronal ».
Trois utopies contemporaines (Fayard, 2017) reprenait la réflexion en ce point et interrogeait ces deux dernières idéologies et les images de l’homme qui leur sont associées. On ne peut les comprendre que dans leur volonté symétrique de dépasser l’humanisme des Lumières. Les post-humanistes ne s’en tiennent pas au développement humaniste de la médecine : ils veulent une médecine méliorative qui vainque la vieillesse et la mort. Les antispécistes ne s’en tiennent pas à la lutte humaniste pour l’amélioration des conditions de vie des animaux d’élevage : ils veulent abolir l’élevage et « libérer les animaux ». Alors que la sagesse antique voulait que nous ne soyons ni dieux ni bêtes, la représentation contemporaine rêve de faire de l’être humain un dieu immortel dont l’intelligence maîtrise la nature grâce à la technique, ou au contraire un être sensible comme les autres, coupable d’asservir les autres. Dans les deux cas, on veut dépasser les limites de l’humanité. À l’utopie post-humaniste, j’opposais la nécessité de vaincre les maladies à l’échelle de la planète et de viser l’immortalité de l’humanité elle-même. À l’utopie antispéciste, j’opposais les devoirs différenciés qui nous incombent vis-à-vis des animaux. Et à toutes les songeries nous invitant à franchir les frontières naturelles – celles qui séparent le naturel de l’artificiel, l’homme de l’animal, ou les espèces les unes des autres – j’opposais une utopie humaniste qui nous affranchirait des frontières artificielles séparant les humains des humains : un cosmopolitisme ignorant les nations ou les générations et visant une justice globale.
Ce Plaidoyer pour l’universelinterroge le présupposé implicite des deux livres précédents : la défense de l’humanisme. Elle se décline en trois thèses : l’humanité est une communauté éthique ; elle a une valeur intrinsèque et elle est source de toute valeur ; tous les êtres humains ont une valeur égale. On en déduit le caractère inviolable du corps humain et de la personne humaine ainsi que le respect dû aux œuvres humaines : l’histoire, les savoirs, les techniques et les arts. Ces idées d’humanité et d’humanisme sont liées à d’autres qui ont nom « raison », « science », « égalité », « moralité », « philosophie » (telle que je la conçois) et à celle qui les enveloppe toutes : l’universel. Ce sont les idées des « Lumières ». Elles sont aujourd’hui en crise. Ce livre a donc un objet modeste, car quoi de plus banal que l’universel ? Mais il a un objectif ambitieux, car l’universel se porte mal – dans la réalité comme dans les idées, qui tantôt la reflètent, tantôt la déterminent.
Nous sommes aujourd’hui face à un paradoxe. Jamais nous n’avons été aussi conscients de former une seule humanité. L’extraordinaire progression des moyens de transport et de communication, notamment depuis l’Internet et le développement des réseaux sociaux, renforce chaque jour cette conscience horizontale d’humanité globale. Jamais un tsunami ou un massacre aux antipodes n’a paru aussi proche. Jamais l’humanité souffrante n’a semblé plus proche de l’humanité épargnée. Jamais les individus du monde entier ne se sont perçus comme aussi semblables émotionnellement et intellectuellement. À cette proximité affective des humains s’ajoute une commune inquiétude fédérant l’humanité. Nous savons que nous sommes exposés aux mêmes risques planétaires : épidémies, réchauffement climatique, catastrophe nucléaire, épuisement des ressources naturelles, extinction des espèces, crise économique mondiale, etc. Et pourtant, alors qu’elle semble s’imposer dans les consciences, l’unité de l’humanité recule dans les représentations collectives. Partout les mêmes replis identitaires : nouveaux nationalismes, nouvelles xénophobies, nouvelles radicalités religieuses, nouvelles revendications communautaristes, etc. L’Union européenne avait un temps semblé près de réaliser le rêve des philosophes du xviiie siècle, de Leibniz et l’abbé de Saint-Pierre à Condorcet ou Kant, mais elle s’enlise dans sa bureaucratie, subit les ravages de la financiarisation de l’économie et affronte le rejet des peuples qui s’estiment menacés par la communauté même qu’ils forment. Les êtres humains se savent semblables mais ne veulent vivre qu’avec des êtres identiques. Quitte à s’inventer des identités et à réinventer sans cesse des différences.
Il serait facile de lier les deux phénomènes. Se sentant soumis à la pression historique d’une humanité globalisée, les peuples, les sociétés, les communautés tendent à se définir par leurs petites différences. Craignant de se dissoudre dans une totalité uniformisatrice, on se blottit sur ses proches. Derrière l’universel, on craint l’uniforme. Cette explication négative est en partie pertinente. Pourtant, si elle vaut pour la globalisation économique et culturelle, elle s’applique mal à la crise de la morale humaniste. Car cet universel moral, loin d’imposer l’uniformité, peut être la meilleure garantie de la diversité culturelle, comme la laïcité est la condition de la liberté religieuse. La crise morale est donc plus profonde. Faudrait-il en voir la source du côté des idées ?
Il en va de même de ce côté-là. Fleurissent chaque jour, dans le champ social, politique ou philosophique, mille idées « nouvelles » revenues d’un autre âge tournant autour de la notion d’identité. À « droite », cette notion relaie celles d’ordre et d’unité. D’un bout du monde à l’autre, et aux deux extrémités orientale et occidentale de l’Europe, on critique le « droits-de-l’hommisme hors sol » au nom d’identités nationales imaginaires, qu’on oppose à d’autres supposées menaçantes. On répète avec Joseph de Maistre : « Il n’y a point d’homme dans le monde ; j’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes […] mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie. » À « gauche », l’identité tend à supplanter l’égalité. Contre les mirages universalistes, on ne répète plus avec Sartre « Je ne vois pas d’homme, je ne vois que des bourgeois, des ouvriers, des intellectuels[1] », mais on invoque de nouvelles identités de genre, d’orientation sexuelle ou même de race ou de religion[2], issues des théories « féministes queer » ou « décoloniales ». De nombreux conflits sociaux ou culturels sont ainsi particularisés et ethnicisés[3]. Et la vieille critique revient : l’universel ne serait au fond que le « droit du plus fort ». Il est assimilé tantôt au patriarcat (tous les hommes, mais pas les femmes), tantôt à la « blanchité » (tous les hommes, mais seulement les mâles blancs), à l’européocentrisme (tous les hommes, mais seulement occidentaux), ou à l’anthropocentrisme (tous les hommes, mais pas les animaux), etc. En somme l’universel ne serait jamais vraiment universel. Ou lorsqu’il l’est, il l’est trop : oublieux des particularismes, des différences, des « nations », des « cultures », des « ethnies », des « religions des dominés » et même des « races » – car cette notion ressort actuellement de la poubelle de l’histoire où l’avaient reléguée lescrimes contre l’humanité. Il est vrai que la force de propagation de ces critiques doit beaucoup à la faiblesse conceptuelle de l’universel et à son impuissance. Il semble avoir perdu les vertus émancipatrices dont il était naguère porteur.
Telle est l’ambition de ce livre : rendre toute leur puissance mobilisatrice et critique aux idées universalistes. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de se réapproprier celles des Lumières, de fonder pour notre époque ces idées dépréciées par notre époque, laquelle en a pourtant plus besoin que jamais. Asseoir ces concepts démonétisés sur un fondement sûr. Le Nord n’a pas changé de place. C’est la boussole qui fait défaut.
Si l’universel est un concept politiquement affaibli, que dire de l’humanisme ? Nul penseur cultivant l’originalité (une obligation de la pensée moderne) n’ose se déclarer tel : quoi de plus mièvre, quoi de plus désuet, quoi de plus nigaud ? N’est-ce pas l’opinion la mieux partagée par tous ceux qui n’ont aucune conviction particulière ?
La philosophie française dominante de la deuxième moitié du xxe siècle a fait de l’humanisme son adversaire principal. La Lettre sur l’humanismede Heidegger, si influente en France, lui avait réglé son compte : il serait le masque aimable d’une époque de l’« oubli de l’être » marquée par le triomphe d’une vision « techno-scientifique » de la nature née à l’âge classique, la réduisant à des données calculables, et donc à une matière disponible, utilisable et destructible. Le marxisme soi-disant authentique, celui d’Althusser, prit le relai : l’humanisme, c’était la croyance en une unité illusoire de l’humanité au-delà desdistinctions fondamentales structurant l’histoire et la société : les appartenances de classe. À l’heure de l’antispécisme, on dit l’inverse : l’humanisme, c’est la croyance en l’unité morale de l’humanité en deçàde l’appartenance à la communauté plus vaste de tous les êtres sensibles. La critique est toujours la même : l’humanisme se présente comme une morale universelle, c’est en fait une morale particulière. Il embrassait hier trop large, il étreint trop étroit aujourd’hui. L’humaniste était hier un « moraliste bêlant » qui croyait en la valeur absolue de l’humanité : il était bête et gentil. C’est aujourd’hui un anthropocentriste qui ignore la valeur intrinsèque des autres êtres souffrants : il est bête et méchant.
Mais si l’humanisme est faible, c’est avant tout parce qu’il repose sur une idée faible : celle d’humanité.
S’agit-il d’un affaiblissement moral ? En un sens, oui. L’humanité ne serait pas la bonne mesure de la morale. D’un côté on défend l’idée que nous avons des devoirs premiers vis-à-vis de ceux qui sont « comme nous » : même famille, même nation, même religion, même « race », même combat, etc. (Pourtant, si l’on reconnaît que nous avons aussides devoirs vis-à-vis de tous les humains, l’idéal humaniste ne devrait pas être affecté par cette morale restrictive.) D’un autre côté, on soutient que nous avons des devoirs vis-à-vis de tous ceux qui sont « comme nous » des êtres sensibles, sans distinguer particulièrement les humains. (Pourtant, si l’on reconnaît que les devoirs qui nous lient aux êtres humains ont précellence sur les autres, l’idéal humaniste ne devrait pas être affecté par cette morale extensive.) L’affaiblissement moral du concept d’humanité ne suffit donc pas à remettre fondamentalement en cause l’humanisme.
Il faut aller plus loin. L’humanité semble un concept faible dans ses fondements philosophiques et scientifiques.
La faiblesse philosophique du concept d’humanité tient d’abord à l’influence considérable de sous-produits « post-modernes », conceptuellement fragiles, de philosophies du siècle dernier conceptuellement puissantes. Il y a ces courants inspirés plus ou moins lointainement de l’idée heideggérienne de « destruction de la métaphysique » ou, selon l’euphémisme de Derrida, de la « déconstruction ». Sous cette dernière appellation, les campus américains, d’abord et puis une partie des sciences sociales mondiales, s’employèrent à relativiser, c’est-à-dire à remettre en contexte historique, à réinterpréter, à critiquer tous les concepts philosophiques hérités de « la » métaphysique et jugés totalisants, donc totalitaires : « Dieu », le « sujet », la « substance », la « raison », et par conséquent l’« homme » – dans les deux sens du terme, être humain et mâle, ce sens-là supposé n’être que le masque de celui-ci. Ce qui en résulte aujourd’hui, c’est l’idée militante que toutes les distinctions conceptuelles sont socialement construites et qu’il n’y en a donc aucune qui ne puisse et ne doive être déconstruite. C’est le cas notamment de tous les dualismes supposés « occidentaux », nature/culture, homme/femme, hérérosexuel/homosexuel, et donc humain/animal ou même humain/non-humain : ce sont des présupposés niveleurs, uniformisateurs, despotiques, et donc stigmatisant pour les minorités, les colonisés, les femmes, les homosexuels, les subalternes, les animaux, etc. Lorsqu’on vous dit l’« homme », entendez le « mâle occidental blanc dominateur ». Partout où régnaient hier des oppositions conceptuelles tranchées, normatives et normalisatrices, il faudrait donc établir un continuum salutaire et émancipateur.
Cette déconstruction de l’« homme » semblait confirmée par son certificat de décès proclamé par un tout autre courant philosophique. Dans les années 1960-1970, la métaphysique n’était pas morte seule ; c’était aussi le cas de la philosophie en général et de l’homme en particulier. C’est du moins par ce syntagme de la « mort de l’homme » que fut résumée l’« archéologie des sciences humaines » de Michel Foucault, parce qu’il avait écrit dans Les Mots et les choses : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine[4]. » Il s’agissait de l’homme comme objet focal des sciences dites humaines. Il ajoutait : « Nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse » de « l’événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité » qui verrait la fin des sciences humaines ; cependant il soupçonnait qu’elle « serait liée à la toute-puissance grandissante de l’objet langage » car « l’homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l’être du langage »[5]. Sur ce dernier point, Foucault se trompait. Si l’on assiste bien à la mort de l’idée d’homme, depuis le tournant du xxie siècle, ce n’est pas par suite du développement d’une science humaine proliférant au détriment des autres ; elle n’est pas le fait d’un phagocytage interne mais d’une absorption externe, elle est due au prodigieux développement des sciences du vivant et de leurs diverses dépendances en un nouveau paradigme, le paradigme cognitiviste.
La faiblesse du concept d’humanité est donc aussi épistémologique. La définition de l’humain paraît mise en péril par la généralisation des méthodes et des théories naturalistes en sciences humaines[6]. Les frontières de l’humanité sont de plus en plus vagues, entre les robots et les bêtes : n’y a-t-il pas là encore, dit-on, un continuum, de simples différences de degré, là où l’on postulait jadis des ruptures ou des oppositions binaires ?
D’un côté, le réductionnisme méthodologique des neurosciences et le modèle cognitiviste ont semblé imposer l’idée d’une continuité entre l’homme et la machine : celle-ci sert de modèle d’intelligibilité au cerveau, qui sert lui-même de modèle de réalisabilité des robots « intelligents ». Mais ces modèles, utiles pour éclairer la notion floue d’intelligence, semblent impuissants à rendre raison des phénomènes de conscience : l’horizon de la continuité semble s’éloigner à mesure qu’on croit s’en approcher.
D’un autre côté, la biologie de l’évolution, la primatologie, l’éthologie, la paléoanthropologie, la psychologie évolutionnaire, etc., reposent méthodologiquement sur le postulat d’une continuité, dans tous les domaines, entre l’espèce humaine et les autres espèces vivantes. Mais on ne saurait en conclure que « les sciences démontrent qu’il y aune continuité entre l’homme et l’animal ». Cette conclusion est illégitime. Le nouveau paradigme naturaliste étudie l’être humain « en tant quevivant » ou « en tant qu’animal soumis aux lois de l’évolution ». Il est donc absurde de soutenir que les théories qui reposent sur ce paradigme peuvent démontrer une thèse qui leur sert de principe. Pour faire des neurosciences, de la biologie de l’évolution ou de l’éthologie humaine, il est nécessaire de tenir l’homme pour un être vivant qui s’explique comme les autres — donc d’adopter une position dite « continuiste ». (De même, pour faire de l’ethnologie, de la linguistique historique ou de la psychanalyse, il faut adopter la position « discontinuiste » selon laquelle il y a des « propres de l’homme »). Si l’on étudie l’être humain en tant qu’animal, il n’est pas étonnant qu’il apparaisse comme un animal puisque le marqueur « en tant que » sert à filtrer les prédicats pertinents en fonction de la grille méthodologique et épistémologique adoptée préalablement. En d’autres termes le continuisme ne peut pas être un résultat, c’est l’hypothèse de départ.
La faiblesse épistémologique du concept d’humanité est donc au fond plus apparente que réelle. Elle est due à un changement de paradigme dominant dans les sciences de l’homme. Elle n’est pas une « vérité scientifique ». Elle est peut-être liée à la volonté systématique d’épurer le savoir de tout préjugé théologique et de rompre avec l’image d’un Homme fait à l’image de Dieu, au centre de la Création, et radicalement distinct de tous les êtres artificiels et de tous les autres vivants. Mais elle est aussi le présupposé philosophique d’une époque rebelle aux définitions et aux catégories. Elle n’est pas une « vérité philosophique ».
Ces faiblesses politiques, morales, philosophiques, scientifiques de l’idée d’humanité ne sont peut-être que des symptômes d’un mal plus profond. L’universel, et partant l’humanisme, semblent avoir désormais perdu toute justification historique.
À l’époque des Lumières, on a proclamé « les droits de l’homme ». Il y avait là une part d’idéologie individualiste des droits subjectifs, propre à l’Europe et aux États-Unis du xviiie siècle, et une part de véritable projet universaliste d’émancipation de l’humanité par la conquête des libertés individuelles[7]. Quoi qu’il en soit, ces « déclarations » ne reposaient pas sur un constat, comme si l’on pouvait observer que les hommes naissent et demeurent libres et égaux (même « en droits ») puisqu’on observe justement le contraire : ils naissent et demeurent inégaux, en fait et même en droit[8]. Le sens de ces déclarations était performatif : il s’agissait d’instituer une communauté susceptible de réaliser cette égalité de droits. Encore fallait-il qu’il y eût un semblant de fondement à cette idée d’égalité à instituer : ce fut au xviiie siècle le rôle de l’Être suprême, père et créateur de tous les êtres humains – sécularisation de l’universalisme du christianisme originaire que la religion chrétienne elle-même ne pouvait pas incarner en France, liée qu’elle était avec la monarchie absolue « de droit divin » : « L’Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l’Homme et du Citoyen.[9] » Cet « Être suprême » put sans dommage être supplanté par son avatar : l’idée de nature, comme l’atteste la Déclaration de 1789 définissant « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme ». Tous les hommes sont donc « par nature » égaux – quoique chacun puisse constater le contraire.
Cependant ces deux idées, un Être suprême équanime ou une nature égalisatrice, dont tous les êtres humains seraient issus, sont devenues fragiles dans notre post-modernité. Ceux qui sont « sortis de la religion » ne croient ni en l’une ni en l’autre. Et ceux qui n’en sont pas sortis ou qui y retournent ont plutôt tendance à voir dans leur Dieu la garantie de leur particularité, attestée par la vérité absolue des textes sacrés auxquels ils adhèrent. C’est ainsi que, par souci d’universalité, la Déclaration universelle de l’ONU de 1948, inspirée par le sentiment que la civilisation avait vaincu la barbarie, ne s’appuie ni sur Dieu ni sur la nature. Mais cette volonté légitime d’universalité la prive justement d’un fondement universalisable désormais introuvable. L’effectivité de la proclamation ne peut donc plus tenir à ses principes. Telle est sa faiblesse constitutive. Et comme elle ne peut pas compter sur la puissance instituante d’une source qui serait armée du glaive de la Loi, ses effets fluctuent au gré de l’évolution des relations internationales et du fragile ordre juridique qui en résulte.
Il faut se rendre à l’évidence. S’il est si facile de critiquer philosophiquement l’universalisme humaniste, voire de le railler, c’est que, malgré leur apparente générosité, ou peut-être à cause d’elle, ses idées ne reposent plus sur rien. Il ne peut plus se fonder sur une croyance théiste : car si Dieu existe, c’est lui qui est la source de toute valeur. Il a peut-être « fait tous les hommes égaux » mais peut-être non ; et ils ne valent en fait que s’ils le reconnaissent ou s’ils respectent ses commandements : de là les conflits interreligieux. L’universalisme ne peut plus se fonder sur une vision naturaliste : à l’échelle de la nature, l’espèce humaine n’a pas plus de valeur que toute autre espèce de mammifères ou de moucherons ; ou peut-être même en a-t-elle moins, si elle est, comme on se plaît désormais à la décrire, la prédatrice suprême et la destructrice des équilibres écosystémiques. Et il serait contre-intuitif de soutenir que « la Nature a fait tous les hommes égaux ». Chacun voit bien qu’il n’en est rien.
Les thèses universalistes sont-elles vaines, ou du moins sans consistance conceptuelle ? L’humanisme des Lumières se voulait fondé – mais il était occidentalocentriste : c’était sa fragilité conceptuelle et la contradiction interne qu’il n’en finit pas de payer. À l’heure de l’humanité globalisée, l’humanisme pourrait être universaliste mais il est précaire parce qu’il n’a plus de justification transcendante. Tenter de lui redonner une assise philosophique, purement rationnelle, c’est toute l’ambition de ce livre.
L’humanisme universaliste, au sens rigoureux que nous donnerons à ce terme, consiste comme nous l’avons dit, en trois thèses.
L’humanité est une communauté éthique :c’est la thèse universaliste proprement dite. Elle s’oppose au relativisme selon lequel il ne peut pas y avoir de morales reconnues et valables pour toutes les communautés. La Première partie montrera la possibilité de l’universalisme en réfutant les relativismes.
L’humanité est seule source de valeur. C’est la thèse humaniste proprement dite. Elle s’oppose à l’idée que la valeur de l’humanité lui viendrait d’autres êtres (Dieu, la Nature), ou que rien, pas même elle, n’aurait de valeur (nihilisme). La Deuxième partie sera consacrée aux rivaux universalistes de l’humanisme.
Ces deux premières parties ont une portée critique. Reste le point essentiel. Si l’humanisme n’est pas un particularisme occidental et ne se fonde pas sur un Dieu, une Nature ou quoi que ce soit d’autre, sur quoi reposent l’idée de la valeur de l’humanitéet celle d’égalité de tous les êtres humains ? C’est à ces questions que s’efforce de répondre la Troisième partie.
[1]Jean-Paul Sartre,« Jean-Paul Sartre répond », Aix-en-Provence, L’Arc, n° 30, « Sartre aujourd’hui », p. 92-93.
[2]Dans les sciences sociales, on voit de plus en plus (et pas seulement dans les universités américaines) les études séparées consacrées à des « minorités » dominées (Black Studies, African-American studies,Gender Studies, Feminist Studies, Jewish Studies, Islamic Studies, etc.), affichant un programme théorique et militant venant se substituer aux études transversales (histoire, anthropologie, sociologie, philosophie).
[3]Voir par exemple Jean-Loup Amselle, L’Ethnicisation de la France, Fécamp, Nouvelles éditions Lignes, 2011.
[4]Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 398.
[5]Ibid., p. 397.
[6]Francis Wolff, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010, p. 123-125.
[7]Voir ci-dessous, Première partie, chap. 2, p.
[8]Nous différencions l’égalité « des droits » accordés à tous les hommes ou à tous les citoyens par la Déclaration, et l’égalité « en droit » (par différence avec « en fait »), c’est-à-dire celle qui est reconnue par un système de normes. Plus simplement : « de fait », c’est ce qui est, « de droit », ce qui doit être.
[9]A fortiori, la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 fait référence à « Dieu », au « Créateur » et à la « Providence divine ». Sur ces questions historiques ou généalogiques, voir ci-dessous, Deuxième partie.
[1]Je remercie chaleureusement André Comte-Sponville et Bernard Sève, amis fidèles, fiables et francs, dont la lecture scrupuleuse m’a permis d’améliorer sensiblement ce texte.